Immigration, regards de chrétiens

Voici le texte d’un exposé à la soirée du 8 mars 2007 organisée par la commission paroissiale « Vivre l’Evangile au quotidien » sur le thème de l’immigration. Un texte largement inspiré de : L’asile en France, état d’urgence, Comité épiscopal des migrations, commission sociale de l’épiscopat, Justice et Paix, France, 2002
Pour qui se dit chrétien, le sujet « Immigration, regards de chrétiens » devrait être simple pour qui prend au sérieux son maître, le Christ, qui affirme : « J’étais un étranger, et vous m’avez accueilli » (Mt 25,35) En accueillant l’étranger, l’immigré, c’est le Christ, c’est Dieu lui-même que l’on accueille. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40)

D’où les invitations constantes de l’Eglise, dans sa doctrine sociale, dans ses prises de position, à promouvoir l’accueil de l’étranger, non seulement l’assistance envers les plus pauvres, comme le sont souvent les migrants, les demandeurs d’asile, les réfugiés, mais aussi un accueil fondé sur l’amour du Christ, étant sûrs que le bien fait au prochain nécessiteux est fait à Dieu lui-même. Il ne s’agit pas seulement d’avoir le souci de l’autre, mais de reconnaître qu’en cet autre, cet étranger, c’est Dieu lui-même qui s’invite, et de le servir comme tel.

Les résistances que nous ressentons en nous-mêmes à vivre davantage ce service de l’immigré, cet accueil de l’étranger témoigneraient donc de l’écart qu’il y a en nous entre foi et pratique, du chemin de conversion qu’il reste à parcourir.

Est-ce si simple ?

Le témoignage biblique atteste en fait que l’hostilité comme l’hospitalité, la fermeture comme l’ouverture à l’égard de l’étranger sont toutes deux présentes, aussi bien dans l’AT que dans le NT. Jésus lui-même ne dit-il pas lui même à la femme syro-phénicienne : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël » (Mt 15,24s) ?

Il vaut la peine d’y regarder de plus près.

Les migrations tiennent une place importante dans la Bible : peuples et personnages bibliques sont souvent en déplacement, dans des migrations relues comme des étapes décisives de l’histoire de la relation de Dieu avec son peuple :

 

En positif :
Abraham, dont le père avait quitté Ur, en Chaldée, entend l’appel à quitter sa terre vers une destination inconnue. Il est aussi un modèle d’hospitalité envers l’étranger : quand il accueille les trois visiteurs inconnus au chêne de Mambré (Gn 18, 1-8), son hospitalité est une source de bénédiction : Sara sa femme stérile s’entend promettre un enfant.

Les fils de Jacob s’exilent en Égypte pour des raisons économiques. L’interdiction d’opprimer l’étranger est fondée sur l’expérience d’Israël en Égypte : « Tu n’opprimeras pas l’étranger. Vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous-mêmes avez été étrangers au pays d’Égypte » (Ex 23,9). Le sort réservé à leurs descendants les pousse à quitter ce pays. La sortie d’Égypte est alors un exode voulu par Dieu, d’où Israël naît comme peuple, avec l’expérience de libération qui fonde sa foi. « Je suis Yahvé ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » (Dt 5,6). Jésus fera le même chemin avec sa famille pour échapper au « massacre des Innocents » (Mt 2,13-15).

Lorsqu’il fuit après avoir tué un égyptien, Moïse se conduit comme un homme en quête d’asile. Madiân devient la terre d’accueil où il reconstruit sa vie (Ex 2,11-22) en attendant que Dieu lui confie une autre mission. Élie fuit devant Jézabel « pour sauver sa vie » (1R 19). Pour eux, ce temps d’exil est l’occasion d’une expérience spirituelle : rencontre de Dieu, envoi en mission. L’émigration économique et politique marque ainsi l’histoire de plusieurs figures fondatrices du peuple d Israël.

L’Exil, la déportation à Babylone, est présenté comme une punition de Dieu pour l’infidélité de son peuple. Mais le peuple découvre aussi que Dieu ne l’abandonne pas pour autant. Si Dieu reste avec son peuple exilé, c’est qu’il n’est pas lié à une terre. Découverte par Israël du caractère universel de sa foi au cœur de l’expérience de sa particularité.

Le livre de Ruth raconte l’« intégration » réussie d’une étrangère, qui devient source de bénédiction pour le peuple, puisqu’elle sera la grand-mère du roi David. Le livre de Jonas ouvre aussi la perspective jusqu’au salut des païens ennemis.

 

Mais aussi, en négatif :
Le retour de l’Exil est l’occasion d’une crise où l’étranger apparaît comme une menace à l’identité d’Israël, un risque de contamination par l’idolâtrie : « Nous avons trahi notre Dieu en épousant des femmes étrangères » (Esd 10,2). Et c’est ainsi que les femmes étrangères et les enfants qui en sont nés sont renvoyés : « La race d’Israël se séparera de tous les gens de souche étrangère » (Ne 9,2).

Dans le Nouveau Testament, le conflit entre Paul et Pierre à propos de l’évangélisation des non juifs (Ga 2), montre que l’ouverture envers l’étranger n’allait pas sans problème. Mais ce conflit conduit Paul à déclarer : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28).

A l’égard de l’étranger, voilà des positions en tension entre les exigences du quotidien et l’utopie de l’ouverture, entre la préoccupation du réel, la difficulté du quotidien, et l’élan, l’ouverture à l’autre étranger.

L’étranger est en Israël objet d’une législation qui à la fois le protège et l’exclue, porteur de bénédiction et menace pour Israël. Dans le Nouveau Testament, les païens apparaissent comme occasion de conflit dans l’Eglise, mais aussi de révélation de l’universalité de l’Evangile. Cette tension permanente entre hospitalité et hostilité, entre exil et terre promise, entre exode et installation, entre accueil et refus, traverse la Bible. C’est au cœur de cette tension qu’il faut lire la relation à l’étranger, l’étranger qui réside chez soi, le réfugié, le demandeur d’asile, soit politique, soit économique. Sans cette tension, un des deux pôles exclue l’autre : l’étranger ne pourrait alors être qu’exclu ou assimilé. L’accueil se joue entre les deux.

La vraie question posée dans la Bible sur l’accueil de l’immigré n’est donc pas celle de l’économie (« a-t-on les moyens d’accueillir… ? ») mais celle de l’identité (« comment être ou rester soi-même en présence de celui qui est différent ? ») :

a– L’étranger est révélateur de ce que j’ai en commun avec lui, qu’il me rappelle parce que je l’oublie : mon statut d’immigré. Dans sa profession de foi, l’israélite commence par dire qu’il est fils d’émigré : « Mon père était un Araméen errant » (Dt 26,5). « Vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous-mêmes avez été étrangers au pays d’Égypte » (Ex 23,9), exilé de passage. Mais ceci n’est pas seulement une expérience passée et sur le seul plan géographique (nous venons d’ailleurs). L’expérience de foi (voire toute expérience d’ouverture à l’autre) peut être vue comme un voyage, une mise en route permanente, un pèlerinage sans fin… Parlant de ses frères chrétiens, l’auteur de la lettre à Diognète écrit : « Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel. » Un statut qui relativise toute appropriation de la terre : si le droit naturel de propriété est reconnu par la Doctrine Sociale de l’Eglise, c’est en vue d’un usage qui corresponde le mieux à la destination universelle des biens. Le statut des chrétiens leur interdit de résorber le manque fondamental qui habite l’homme – le désir de Dieu – par l’installation, la satisfaction des besoins, ou le divertissement : « L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote, et tu l’aimeras comme toi-même » (Lv 19,34). Dans leur fragilité et leur insécurité, la non-maîtrise de leur destin, leur déracinement, dans leur quête vitale, les immigrés, et tout particulièrement les réfugiés, ont un rôle provocateur et prophétique à l’égard de ceux qui comme nous courent le risque de l’installation, de l’oubli de la précarité de notre « passage sur terre », illusoirement protégés de l’inquiétude de l’avenir. Que signifie alors pour nous avoir besoin du salut ? En quoi avons-nous besoin de Jésus-Christ « le Sauveur » autrement que comme moteur auxiliaire de nos projets ? L’étranger est « comme un compatriote », car la terre n’appartient pas à Israël mais à Dieu. Une égalité foncière qui doit se traduire dans la loi : « La loi sera la même pour l’homme du pays et pour l’étranger de passage au milieu de vous » (Ex 12,49).

b– L’étranger est révélateur de mon identité, de par son étrangeté, provocatrice au dialogue et à la communion dans la diversité. « « L’étranger » est le messager de Dieu qui surprend et brise la régularité et la logique de la vie quotidienne, en rendant proche celui qui est lointain. Dans les « étrangers », l’Église voit le Christ qui « plante sa tente parmi nous » (cf. Jn 1,14) et qui « frappe à notre porte » (cf. Ap 3,20). Cette rencontre – faite d’attention, d’accueil, de partage, de solidarité, de protection des droits des migrants et d’élan d’évangélisation – est le reflet de la sollicitude constante de l’Église, qui perçoit en eux des valeurs authentiques et qui les considère comme une grande richesse humaine. » Instruction romaine sur la Charité du Christ envers les migrants, 2004

c– Mais le respect de la différence peut conduire à la ségrégation ou au ghetto, à l’exclusion (« Je reconnais que tu es différent, alors, rentre chez toi, c’est là que tu seras le mieux ! ») s’il n’est dynamisé par le désir de la rencontre pour ne faire qu’une famille, qu’un peuple. Il s’agit d’être soi-même, mais pour accueillir pleinement l’autre. Le refus de l’autre procède d’ailleurs d’une insécurité, d’une incertitude sur ce qu’on est, sur la valeur universelle de ce que l’on porte, de la culture en laquelle on vit, d’un repli identitaire : « Toute intolérance procède d’un doute sur ses propres sentiments » (Jacques de Bourbon-Busset, Lettre à Laurence). Il s’agit au contraire d’accueillir de l’autre de quoi « m’unir à lui dans une vérité plus haute. » Le bonheur d’être soi est le meilleur garant d’une curiosité bienveillante à l’égard de l’autre différent. Donner le témoignage qu’il est possible de vivre ensemble en respectant nos différences, est le service d’humanité que les chrétiens, l’Église au cœur de cette humanité, veulent donner à voir. Montrer au monde qu’il est possible de vivre ensemble différents. Expérimentant pour nous-mêmes les difficultés à mettre en oeuvre ce projet, les chrétiens offrent leur expérience comme un chemin d’humanité élaboré dans la pratique, dans la peine, dans la difficulté et la joie, un chemin où la rencontre est parfois réalisée. L’Église, grâce à la diversité de ses membres, répartis sur toute la surface de la terre, grâce à sa catholicité propose un universalisme qui puise à sa vraie source : la Pentecôte (Ac 2,8-11).

Dans la Parabole du bon Samaritain, un légiste pose à Jésus la question « Qui est mon prochain ? » à la suite du rappel du commandement de l’amour « du prochain comme toi-même ». Jésus déplace la question : « qui s’est fait le prochain » de l’homme en souffrance ? Passer de la question sur les étrangers qui auraient ou non le droit de rentrer dans mon cercle et devenir mon prochain, à celle de ma sortie du cercle pour me faire le prochain de ceux qui ont besoin de moi. Non pas « que vais-je, qu’allons nous devenir si nous accueillons l’étranger ? » mais « que va-t-il devenir, si je ne l’accueille ? »

Références :
L’asile en France, état d’urgence, Comité épiscopal des migrations, commission sociale de l’épiscopat, Justice et Paix, France, Cerf 2002 (autres commentaires de ce texte : revue Esprit et Vie, présentation par les évêques)

Erga Migrantes Caritas Christi, Instruction romaine sur la Charité du Christ envers les migrants, 2004

Sur la confiance (suite)…

PAUL     Comment trouver les ressources pour ne jamais se décourager ou faire face ?

JEAN    Je viens de lire le livre que les jésuites ont lu à l’occasion des repas des retraites ignatiennes qu’ils donnent à Rodez ; un livre de Claire Ly, « Revenue de l’enfer« . Un excellent remède contre le découragement, à partir de son expérience d’immersion dans le génocide cambodgien….

PAUL     Comment trouver du sens aux épreuves que l’on vit, sans en vouloir un peu à Dieu de ne pas être plus présent ?

JEAN    Lis donc ce livre ! Sur les prophètes de l’Ancien Testament, j’ai découvert que ce qui fait « l’homme de Dieu », ce n’est pas tant de trouver en sa foi une réponse à ses problèmes existentiels, mais de se confronter à ces problèmes avec Quelqu’un, voire de se confronter avec Quelqu’un à l’occasion de ces problèmes, quitte à l’engueuler, à lui adresser des prières mal fichues, et même inacceptables. La foi, c’est de toujours rester en relation. C’est ce dont témoigne cette Claire Ly, bouddhiste à l’époque du génocide, dans ses reproches au « dieu des occidentaux », qu’elle prend à témoin de sa tragédie, qu’elle engueule, et dont le dialogue intérieur avec lui aboutit à une révélation du Dieu vivant, créateur, sauveur…

PAUL     Ce qui est difficile en fait, c’est de tenir sans finalement voir de « différence », sans que la prière apporte quelque chose, de tenir sans se décourager, d’encaisser tout en restant « confiant ».

JEAN    Que veux-tu que la prière t’apporte ? un confort, un mieux-être, un encouragement, une paix etc… Toutes choses bonnes qu’il faut demander en préambule à ta prière, ne serait-ce que pour être sincère avec Dieu. Mais il me semble qu’il faille aller au-delà, en déposant tes besoins et attentes légitimes au pied du Seigneur en lui faisant assez confiance pour s’en charger, et les oublier un moment pour prêter davantage attention à Dieu lui-même tel que l’Evangile le révèle. Ce « détour » par Dieu est fécond, je peux en témoigner. Il décentre de soi, élargit le regard, ouvre des perspectives, et sans détourner de l’épreuve vécue, fait découvrir quelque chose de finalement plus profond que l’épreuve, et qui est de l’ordre de l’amour.

PAUL     Ce n’est pas évident de se décentrer. Dieu ne peut pas aider à se décentrer ? N’est-ce pas lui qui « t’attire vers lui »?

JEAN    Il n’y a pas mieux que Dieu pour te décentrer de toi. Soit parce qu’il te donne directement cette consolation (« La grâce serait de s’oublier… » Bernanos), soit plus laborieusement, en considérant ce que Dieu est Lui-même, infini, éternel, saint, maître de l’histoire, etc… en prenant le temps de ce qu’on appelle la « louange », l' »adoration »… l’admiration devant plus grand que tout, tu peux relativiser ta manière de voir ce que tu vis à l’aune de son regard à Lui, qui voit plus loin que toi. Pour qui partage la foi – juive et chrétienne – d’un Dieu qui veut rencontrer l’homme, qui lui promet sa propre Vie en partage, prendre au sérieux cette promesse permet aussi de regarder les aléas de notre existence comme étapes – pas toujours compréhensibles – mais étapes quand même, vers la réalisation de cette promesse. C’est d’ailleurs le sens de la fête de l’Assomption : la joie du Magnificat de Marie EST notre avenir.

PAUL     ???

JEAN     Dans la vie spirituelle, il faut s’être fourvoyé pas mal de fois – introspection stérile, culpabilité morbide, égocentrisme, attention excessive à sa réussite, activisme, négligence de la prière – , pour que les choses apparaissent progressivement plus simplement. C’est loin d’être gagné… Le Magnificat comporte bizarrement des formules au présent : « Il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leur trône. ll comble de biens les affamés… » qui apparemment ne collent pas à la réalité. Mais parce que c’est cela qui est promis, et qui se réalisera, il y a une manière de porter son regard sur cette réalisation promise, qui donne non seulement le courage de supporter ce qui s’en écarte encore, mais de vivre et d’agir en fonction de cette certitude, d’anticiper sur cette réalisation par des actes, dérisoires en eux-mêmes à l’échelle de l’histoire, mais qui témoignent de l’avenir. Un peu comme ces 4 jours de service et de joie avec les jeunes de l’Hospitalité à Lourdes, au service des malades, une parenthèse « illusoire », et pourtant plus proche de la réalité pour laquelle nous sommes promis, plus proche que ce que l’on vit au jour le jour.

Sur la confiance en soi…

Si la confiance en soi se gagne dans l’amitié, les relations avec les autres, et en particulier avec les personnes de l’autre sexe, le travail… que faire lorsque l’on éprouve un manque dans ces domaines, me demande un jeune à travers quelques questions autour de la confiance en soi…

 

Je n’ai hélas – ou heureusement – pas réponse à toutes les questions que tu as posées sur ces sujets… S’il y avait une réponse, nous serions bien heureux de l’appliquer comme recette du bonheur.

Ce qui rend les choses complexes, c’est que l’on a à la fois besoin du soutien, de l’amitié, de la confiance, de l’amour des autres, des parents, d’amis, et en particulier d’amis de l’autre sexe, pour avancer, grandir en confiance en soi ; et en même temps, que notre valeur véritable ne dépend pas des autres, de leur soutien, confiance, regard, affection etc… Des parents, un(e) ami(e), un employeur, en te faisant confiance, ne font que te donner un déclic, t’aider à découvrir ta valeur qui est intrinsèque et ne vient pas d’eux. Il y a même des personnes qui ont été privés de cette confiance de la part des autres, et qui, en particulier en suivant le Christ dans sa Passion, ont pu découvrir leur dignité infinie au coeur même de l’expérience du déficit d’amour des autres.

Cette valeur de chacun vient ultimement de ce qu’il est enfant de Dieu, et qu’avec ou sans handicap, en menant une vie « intéressante » ou non à ses yeux, aux yeux des autres ou de la société, sa valeur est en réalité au-delà de toute appréciation, au-delà de la somme de ses qualités moins celle de ses défauts. Cette valeur est infinie et inaliénable. La vraie confiance en soi découle de cette découverte-là, à savoir que Dieu trouve sa joie à ce que tu existes, à ce que tu vives : il se réjouit de toi. Lorsque tu prends cela au sérieux, te voilà libre à l’égard de la tentation d’attendre des autres leur approbation, leur confiance ou leur affection. Aimé de Dieu, le chrétien ne cherche pas tant à être aimé, qu’à aimer ; ni à recevoir d’autrui, qu’à rendre à travers lui l’amour qu’il a reçu en plénitude du Seigneur. C’est la prière de Saint François d’Assise :

Seigneur, faites de moi
un instrument de votre paix !
Là où il y a de la haine,
que je mette l’amour.
Là où il y a l’offense,
que je mette le pardon.
Là où il y a la discorde,
que je mette l’union.
Là où il y a l’erreur,
que je mette la vérité.
Là où il y a le doute,
que je mette la foi.
Là où il y a le désespoir,
que je mette l’espérance.
Là où il y a les ténèbres,
que je mette votre lumière.
Là où il y a la tristesse,
que je mette la joie.
Ô maître, que je ne cherche pas tant
à être consolé… qu’à consoler ;
à être compris… qu’à comprendre ;
à être aimé… qu’à aimer ;
Car c’est en donnant… qu’on reçoit ;
C’est en s’oubliant… qu’on trouve ;
C’est en pardonnant…
qu’on est pardonné ;
C’est en mourant…
qu’on ressuscite à la vie éternelle.

L’enjeu du travail n’est donc pas premièrement de prouver une capacité d’intégration (être apprécié d’un patron, de ses collègues), de trouver une reconnaissance sociale (être reconnu par la société) surtout manifestée par une rémunération, de se prouver sa valeur (s’aimer soi-même à travers ce que l’on réussit)… mais d’aimer, d’employer ses talents – et ses faiblesses – au service des autres, peu importe que ce soit reconnu (rémunéré) ou non. Cela vaut donc le coup de persévérer à chercher un travail où puisse se déployer ton désir d’aimer, de servir, d’être utile… tout en ne te focalisant pas à l’excès sur le fait de l’obtenir ou non, comme si de travailler ou de ne pas travailler devait décider de ta valeur. Je dirais la même chose des amitiés à cultiver de son mieux, avec ce qu’il faut de recul et de désintéressement, pour ne pas attendre d’elles ce qu’elles ne peuvent que donner imparfaitement, ou simplement comme avant-goût de ce que l’on ne reçoit en plénitude que de Dieu seul.

 

Deux ordinations à Rodez

Les dernières ordinations de prêtres pour le diocèse de Rodez avaient eu lieu en 2003 (Jérôme Lemouzy), 2002 (Christophe Battut, Patrick Tourolle), 2000 (Raphaël Bui), 1992 (Daniel Boby) et 1988 (Bruno Houpert, Jean-Claude Lazuech). Une ordination est donc un événement rare, trop rare. Aussi, c’est très nombreux que nous nous sommes retrouvés le jour de la Pentecôte en la Cathédrale de Rodez, dimanche 4 juin, par une après-midi ensoleillée, pour participer à l’ordination d’Aurélien de Boussiers comme prêtre, et de Joseph N’guyen Quoc Sy comme diacre en vue du sacerdoce : avec Mgr Bellino Ghirard s’y sont joints plus d’une centaine de prêtres et de diacres, une pleine cathédrale de fidèles, de nombreux membres de la communauté vietnamienne, des séminaristes, des jeunes – en particulier de divers mouvements scouts, ainsi que le chœur diocésain récemment constitué… de quoi manifester davantage l’universalité de l’Eglise. Ces ordinations ont aussi été l’occasion pour l’Eglise de montrer sa foi et sa joie, avec solennité ou avec chaleur, dans le déploiement liturgique d’une grand-messe, ou dans la simple convivialité d’un banquet fait de ce que chacun partageait aux autres. Si le Père vous appelle… Aimer, Evangéliser, Servir…Devenez ce que vous recevez… Les chants traçaient le programme de la vie chrétienne : accueillir sa vocation, l’appel que Dieu adresse à chacun ; répondre par la conversion, le service, l’amour, cette charité qui trouve sa source en Dieu, se porte sur chacun, et retourne à Dieu. De fait, le mot de remerciement d’Aurélien et de Joseph, n’a omis personne, tout en ne s’adressant qu’au Seigneur, dans une vaste action de grâce pour tout ce qu’ils ont reçu de lui à travers les autres. Tous deux continuent d’attendre que nous prions pour eux, pour que leur ministère soit fécond, de la fécondité qui procède de la sainteté.

Quelques photos de ces ordinations – et de la fête vietnamo-aveyronnaise qui a suivi – se trouvent sur le site de la marche des 3èmes-2ndes entre Belcastel et Rodez, au cours de laquelle une vingtaine de jeunes ont pu rencontrer séminaristes, prêtres, diacre pour goûter davantage ces ordinations.

Pâques

Voici 4 pages sur le Mystère Pascal, écrites pendant mes années de séminaire. Une série d’images en PDF les accompagne et actualise les schémas manuscrits (du devoir originel).

1- Pâques dans l’Ancien Testament
2- Premières attestations chrétiennes
3- Les Evangiles et les Actes des Apôtres
4- De l’événement pascal vers la théologie chrétienne

On peut aussi changer de page en cliquant sur les numéros en bas à droite.

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BIBLIOGRAPHIE

[1] H.U. von Balthasar, Le Mystère Pascal, in Mysterium Salutis n°12, p. 9-264, Cerf 1972.
[2] X.L. Dufour, Résurrection de Jésus et message pascal, coll. « Parole de Dieu », Seuil 1971.
[3] B. Sesboüé, Pédagogie du Christ, coll. « Théologies », Cerf 1994.
[4] R. E. Brown, Jésus dans les quatre Evangiles, coll. « Lire la Bible » n°111, Cerf 1996.
[5] J. Schmitt, La genèse de la christologie apostolique, in Initiation à la pratique de la théologie, tome 2, p. 129-183, Cerf 1982.

Pâques (1)

PÂQUES DANS L’ANCIEN TESTAMENT

Pâque est pour Israël le mémorial annuel de la première Pâque, de la libération de la captivité en Egypte par l’intervention décisive de Dieu pour son peuple. Cette délivrance de l’Exode qui s’actualise dans chaque Pâque annuelle est aussi invoquée chaque fois qu’Israël subit d’autres esclavages et qu’il fait l’expérience d’un salut qui ne lui vient que de Dieu. Aussi, l’Ancien Testament, en tant qu’histoire de salut apparaît comme une succession de relectures, de réinterprétations de cet événement fondateur aux implications présentes et futures. De par sa fidélité, ce qu’il a fait dans le passé, Dieu le fait et le fera encore.

Israël a fait preuve d’une grande liberté pour donner de nouvelles versions au récit de l’événement pascal, à travers les différentes couches rédactionnelles de l’Ecriture elle-même, mais aussi dans ces commentaires théologiques que sont les targum, ou les midrash qui semblent négliger la vérité historique des faits passés pour accentuer la valeur de leur sens actuel ou futur. Cette liberté dans l’usage du passé résulte de l’orientation foncière d’Israël vers l’avenir, qui fait mettre le mémorial du passé au service de cette ouverture, et qui autorise bien des enjolivements à motif théologique ou moral. La littérature apocalyptique (AT et intertestamentaires) fonctionne dans le même sens, en soutenant l’espérance des croyants persécutés, par le rappel du passé pris comme modèle de ce qui doit advenir. Cet eschatologisme propre à Israël puisqu’il est entouré de cultures à temps cyclique, va dans le même sens que son refus viscéral de toute idolâtrie : l’attente du Dieu qui vient, de son intervention définitive pour Israël ne saurait être comblée par une représentation temporelle ou une manifestation historique du divin. Dans cette attente messianique qu’aucune réalisation historique (juge, roi, prophète…) ne satisfait pleinement, Israël s’ouvre toujours plus à une récapitulation de toutes ses expériences de rencontre avec Dieu, mais telle qu’elle ne peut être conçue qu’à la fin des temps, au delà de l’histoire. On attend celui qui sera à la fois le nouveau Moïse, le nouveau David, le nouvel Elie, le nouveau prophète… mais aussi le serviteur souffrant, la sagesse en personne etc… Devant l’impossible synthèse de ces figures juxtaposées dans l’Ancien Testament, et attendant leur unité dans le Messie eschatologique, la tentation existe d’avoir une conception si transcendante de Dieu qu’on lui refuse la possibilité de se manifester historiquement, et qu’on ne puisse avoir accès à lui que par une « élévation » au dessus de l’histoire qui rendrait négligeable tout ce qui a lieu dans ce monde. On risque alors d’être tellement polarisé sur cette glorieuse fin des temps, qui sera aussi la résurrection des justes, que l’on en devient inattentif à l’humble présence de Dieu à l’œuvre dans le temps. Il en sera ainsi lorsqu’Israël ne saura reconnaître le Christ présent en Jésus de Nazareth dans son histoire. A cette tendance spiritualisante, s’oppose le courant sapientiel, mais aussi celui du judaïsme pharisien qui valorise les œuvres concrètes de la vie de tous les jours ou du culte, de la fidélité à la loi comme lieu sinon comme condition d’accès à Dieu. Cependant l’attente eschatologique reste entière : les thèmes et les figures, les mots et les récits bibliques sont paroles de Dieu, certes, mais en tant qu’ils pointent tous en direction du Messie à venir. A ce titre, ils lui sont relatifs ; ils ont beau être inlassablement mis en relation les uns avec les autres, être analysés via targum, interprétation allégorique, rabbinique ou cabalistique… de manière toujours plus complexe ou imagée pour leur faire donner du sens, Israël les conserve en fait comme autant de trésors sans rapport évident les uns avec les autres, comme autant de pièces détachées dont il manquerait le plan d’assemblage. Et le Talmud, qui est l’équivalent juif du Nouveau Testament, ne change rien à cette attente liée à une vision de l’histoire que l’on pourrait schématiser ainsi :

Dans ce schéma, l’événement de la vie et de la mort de Jésus de Nazareth n’a pas de place – sauf quelques mots dans le Talmud – sinon comme événement historique contingent qui ne saurait désigner la venue du Messie de la fin des temps, et encore moins signifier sa venue dans le temps.

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Pâques (2)

PREMIERES ATTESTATIONS CHRETIENNES

Les premières attestations chrétiennes sont celles que l’on discerne dans le NT sous la forme d’hymnes ou de formules de confession de foi rapportées telles quelles dans les épîtres et antérieures à la rédaction de ces dernières, ou sous la forme de catéchèses pré-lucaniennes dans les Actes.

Les plus anciennes (1Co 15,3-7 ; Ac 2,24.31-32…) suivent la formule « Christ est ressuscité » qui applique à un individu de l’histoire, Jésus, le langage juif de la fin des temps pour les justes : l’événement eschatologique est arrivé ; Jésus est le Christ, le Messie, car Dieu l’a ressuscité d’entre les morts. L’événement pascal confirme la prétention de Jésus d’être « la figure eschatologique par laquelle triomphe le salut final de Dieu » ([4] p.99) et il autorise la première communauté à l’attester à travers diverses titulatures au sens de plus en plus riche. Par exemple, le titre de « fils de Dieu », qui avait un sens métaphorique et collectif dans le judaïsme apocalyptique, est relu par la communauté judéo-chrétienne dans le sens plus élevé du messianisme judaïque (cf. 2S 7,12-14 et Rm 1,3b-4a) ; enfin, le titre de « fils » avec saint Paul (Rm 8,3.29.32 ; 1Th 1,9-10 ; 1Co 1,9…) est accueilli comme titre de révélation (Ga 1,16) de la filiation divine du Christ ([5] p.163-179). Fidèle au schéma juif d’une histoire orientée, on affirme qu’avec Jésus, avec la venue du Messie, la fin des temps est arrivée, d’où l’attente fiévreuse de la parousie du Christ, de son retour imminent et de la résurrection des morts (1Th 4-5). On en a quelques brefs témoins dans le NT (Ac 3,19-21 ; 1Co 16,22 ; Ap 22,20). « Cette brièveté est théologique. Le christianisme est une religion d’espérance, et ce qu’il reste encore à faire à Dieu, dans et par Jésus, demeure un aspect important de sa vision théologique. Néanmoins l’essentiel du message chrétien annoncé au monde réside dans ce que Dieu a fait en Jésus (…) l’importance de ce que Dieu a fait pèse plus lourd que l’importance de ce qu’il fera. » ([4] p.158) Rapidement, l’attente de la parousie du Christ sera convertie vers une parousie retardée (2Th 2,25) tout en conservant la nécessité de la vigilance*.

L’autre formule, « Jésus est Seigneur », exalté dans la gloire (Ph 2,6-11 ; 1Tm 3,16 ; Ep 4,7-10 ; Rm 10,5-8 ; 1P 3,18-22…) rend mieux compte de ce que toute la suite de l’histoire après l’événement pascal constitue les temps nouveaux. La seigneurie de Jésus signifie sa présence et son règne universel : la parousie est réalisée ; la résurrection n’est plus seulement un à-venir mais un déjà-là ; en Jésus-Christ, par la vie sacramentelle, nous sommes déjà ressuscités (Rm 6,4s ; Col 2,12). La vision de l’histoire correspondante est celle-ci :

La perspective juive y est accomplie (Jésus est le Messie qui récapitule tout l’AT) ; elle est élargie en une fin des temps qui a déjà commencé mais qui est dilatée pour « durer » jusqu’au jour où le règne de Dieu sera total (1Co 15,24s). Selon la formule de W. Pannenberg, « il y a un aplatissement de l’eschatologique au niveau de l’histoire universelle ».

Ceci dit, on peut trouver dans ce schéma des inconvénients analogues à ceux évoqués dans la perspective vétéro-testamentaire : l’événement pascal lui-même pourrait s’y retrouver relativisé, comme événement de salut, certes, mais comme événement passé ; le retour du Christ peut alors lui prendre la place d’unique pôle d’attention du croyant, au risque même de négliger le déjà-là de sa présence. La vie historique de Jésus et la Pâque du Seigneur pourraient ne plus être considérées comme ce qui est donné à contempler par le croyant, comme le lieu absolu de la révélation du Père en son Fils, mais comme la condition de possibilité de ce qui suit et de ce qui seul importerait, la vie dans l’Esprit. On risque alors de ne comprendre le message de Paul « si le Christ n’est pas ressuscité, notre message est sans objet et votre foi est sans objet » (1Co 15,14) que sur le seul plan intellectuel ou logique, au lieu de le recevoir au plan du fondement et du contenu, de l’ « objet » même de la foi. A plus forte raison, les événements de l’AT peuvent apparaître comme inutiles désormais, en tant que préparatifs provisoires et dépassés du véritable événement pascal et du règne de Dieu qui le suit. Enfin, ce schéma pose le problème de l’historicité de l’événement pascal. Les deux formules de la « résurrection » ou de l’ « exaltation » de Jésus entraînent chacune un rapport différent du Christ post-pascal au Jésus pré-pascal. La résurrection accentue la continuité en marquant l’identité entre le crucifié et le ressuscité, au point qu’on soit tenté de relater l’événement pascal sur le seul plan historique ; ainsi d’un évangile apocryphe comme celui de Pierre, qui prétend raconter la résurrection… Inversement, l’exaltation accentue la discontinuité, l’entrée dans l’éternité, le retour au Père de celui qui s’est abaissé dans le monde et dans l’histoire ; ce sont alors les apparitions historiques de Jésus après Pâques que l’on a peine à comprendre.

 

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* « Paul a dû mettre les Thessaloniciens en garde contre tout calcul précis de la date fatidique. C’est peu à peu, sous la pression de l’expérience, que l’on a pris conscience de l’allongement des « derniers temps ». Mais l’imminence du retour est restée une composante essentielle dans la psychologie de l’espérance. » – VTB, article « Temps », p. 1284.

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Pâques (3)

LES EVANGILES ET LES ACTES DES APÔTRES

Les rédacteurs des Evangiles dépassent les problèmes posés par le schéma 2 de différentes manières. Ils font de l’événement pascal, de la passion et de la résurrection du Christ le sommet de leurs oeuvres, montrant que c’est là que se situe la révélation ultime de Dieu. Ils exposent cet événement ainsi que la vie de Jésus comme le point d’aboutissement de toute l’histoire du salut. Ils le font en utilisant l’Ecriture de l’AT elle-même pour le présenter, non pas seulement à titre illustratif ou apologétique vis à vis des juifs, mais comme s’il n’était pas possible de le présenter autrement. Aux yeux d’un non croyant, une telle construction littéraire pourrait sembler une création arbitraire de l’Eglise primitive cherchant elle-même à donner sens aux événements. Les récits de résurrection ne seraient alors que des mythes invraisemblables à visée étiologique. La formule de R. Bultmann « Jésus est ressuscité dans le kérygme de la communauté » illustrerait ce point de vue, s’il n’y avait la subsistance d’Israël comme témoin crédible de ce qui reste pertinent dans le premier schéma : l’impossibilité d’accéder humainement – sans révélation – à une synthèse de toutes les figures de révélation de l’AT. « Ce qui est décisif, c’est que l’Ancien Testament tout entier ait été amené à déboucher sur une synthèse transcendante qui ne pouvait être construite à partir de lui. » ([1] p.219) L’usage obligé de l’AT dans les Evangiles manifeste ainsi la relation entre l’événement pascal et toute l’histoire du salut qui le précède : la seconde conditionne le premier comme préparatifs et comme figure, mais c’est le premier qui détermine la seconde, comme cause finale.

Les Actes de Apôtres décrivent les débuts de l’histoire de l’Eglise comme le déploiement de l’événement pascal dans l’histoire : avec Pierre, avec Paul dont la vie est obéissance et imitation du Christ, c’est la puissance de l’Esprit Saint qui est à l’œuvre. Matthieu, lui, « a écrit ses « Actes des Apôtres » en surimpression au récit évangélique » ([4] p.169) donnant avant Pâques aux disciples de Jésus la foi d’après Pâques qui leur permet de le reconnaître comme le Seigneur, le Fils de Dieu (Mt 16,13-23). Ce qu’il y a alors de remarquable, c’est que le cœur de l’événement pascal lui-même, la résurrection du Christ, le point central de toute l’histoire du salut, passée (AT) et future (Ac, Mt), ce centre n’est pas décrit. Contrairement aux apocryphes, les évangélistes gardent une sobriété d’expression convenant à l’objectivité de la rencontre, en n’appuyant leurs récits que sur des événements historiquement tangibles : ceux qui précèdent la mise au tombeau et ceux qui suivent le tombeau vide. Ils ont fait un choix normatif de « concepts et moyens d’expression convenables [en juxtaposant] des traditions différentes et en partie contradictoires (…) des affirmations limites » qui n’ont pas à être conciliés à tout prix sur le plan terrestre (chronologie, topographie…) mais à être rattachés à « la source commune transcendante qu’elles expriment » ([1] p.245-246) , sans pour autant verser dans l’anti-historisme de Bultmann*. Le schéma est alors le suivant, qui donne tout son sens au mot Pâque – passage :

Un saut doit être fait, que seul le Christ peut réaliser, et qu’il n’est pas donné à l’homme, fût-il évangéliste, de décrire par une description qui supprimerait le saut nécessaire de la foi. Le chemin décrit par les évangélistes est normatif pour le croyant ; il s’agit de passer du « voir sans croire » (condition des disciples auprès de Jésus avant la résurrection), au « ni voir, ni croire » (pendant la nuit du tombeau et l’indescriptible résurrection), au « voir et croire » (les apparitions du Christ ressuscité) et enfin au « croire sans voir » (Jn 20,29).

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* « Que la frontière marquant l’entrée dans le mythe ne soit pas franchie, en d’autres termes, que la dite image mythique du monde reste sans valeur par rapport à l’intention théologique de l’exposé fait que les affirmations bibliques gardent pour nous leur importance, par delà tous les changements que l’histoire a entraînés dans les conceptions du monde, sans que soient requises nulle part de suppressions ni d’altérations importantes (par démythisation). Les « faits nus » (…) sont présentés de telle façon que leur portée théologique apparaît sans que, derrière le kérygmatique, l’historique devienne méconnaissable. » [1] H.U. von Balthasar, Le Mystère Pascal, in Mysterium Salutis n°12, p.246

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Pâques (4)

DE L’EVENEMENT PASCAL VERS LA THEOLOGIE CHRETIENNE

Si le schéma 3 rend bien compte de la cohérence de l’économie du salut, cohérence entre AT et NT manifestée par la structure typologique du langage de la foi qui a émerveillé les Pères de l’Eglise, et cohérence que le Christ seul, par sa passion et par sa résurrection pouvait donner, il subsiste cependant le risque de se placer non plus au niveau de la foi, mais au niveau d’une connaissance qui, une fois connu l’enchaînement de l’histoire du salut, prétendrait le surplomber, en démonter le mécanisme, en se servant même du schéma présenté pour « dépasser » l’événement pascal. Le « il fallait » de l’accomplissement des Ecritures (Lc 24,25-27) serait l’expression d’une loi universelle de l’histoire, à laquelle le Christ lui-même serait soumis ; une loi qui, une fois connue, suffirait au « croyant », le Christ n’étant qu’un cas particulier exemplaire d’application de cette loi, un symbole en référence à une « valeur » plus haute. Sont alors possibles de multiples approches non théologiques de l’événement pascal, qui le « spiritualisent » en des valeurs abstraites et le ramènent en même temps à un niveau purement humain : une sagesse psychologique de reconnaissance positive de la limite et de la mort, l’inauguration d’une civilisation de l’amour-qui-pardonne comme vrai principe des relations humaines, un fondement à l’affirmation de la dignité infinie de la personne humaine, une réconciliation possible de l’homme avec lui-même et avec le cosmos, une espérance de survie après la mort… autant de thèmes qui pourraient nourrir une apologétique s’appuyant sur les « oeuvres » du Christ (Jn 10,38), voire inspirer tel « credo » humaniste ; mais des thèmes qui, une fois affirmés pourraient à la rigueur se passer du Christ, en prenant le statut de « valeurs » autonomes, de fait moins absolues, mais dégagées de toute révélation. Si une telle dégradation du christianisme en morale ou en philosophie est possible, il peut en être ainsi du fait même de la kénose du Christ qui lui fait abandonner à autrui jusqu’à la fécondité de sa vie et de sa mort, au point de laisser aux hommes la possibilité d’en user sans se référer à lui. Mais le chrétien au contraire perçoit l’origine divine de cette fécondité et affirme l’identité divine et humaine de Jésus-Christ, identité qui dépasse ce en quoi nous percevons qu’il nous comble, et cela, dans le fait même d’être totalement « pour nous » ! Celui qui décide d’ignorer cela succombe à la même tentation que celle évoquée avec les autres schémas, celle de spiritualiser les événements ; en s’abstrayant de l’histoire pour en donner le sens lui-même ; en évitant la rencontre personnelle avec le Christ, avec l’Emmanuel, Dieu-avec-nous ; en méconnaissant le fait que « depuis la résurrection de Jésus par le Père et le don de leur Esprit commun, Dieu est tout entier et définitivement présent pour nous, il nous est révélé jusque dans les profondeurs de son mystère trinitaire, bien que cette profondeur qui nous a été révélée (1Co 2,10s) manifeste d’une façon toute nouvelle, absolument saisissante, son mystère insondable (Rm 11,33). » ([1] p.209) Ce qui est en cause ici, c’est donc l’attitude de celui qui accueille le témoignage de l’Evangile :

– s’il veut rester au centre du jugement sur la crédibilité de ce qui s’offre à lui, en voulant accéder par lui-même au « sens » à partir des « faits » relatés, il restera incapable de poser un acte de foi. Il ressemblera à un spectateur de cinéma qui resterait « en dehors du film » pour juger du tournage en ne s’interrogeant que sur la cohérence et la vraisemblance du scénario, à la recherche de garanties pour donner son adhésion ; or, celles-ci lui manqueront toujours : la résurrection n’est pas décrite ; le tombeau vide n’est pas une preuve.
– s’il veut au contraire entrer dans un dialogue, en se laissant emmener par la Parole de Dieu qui s’exprime dans l’Evangile, il accédera mystérieusement au fait de la résurrection, par le sens donné à sa propre vie dans la rencontre avec le ressuscité.

« Le jugement « Jésus est ressuscité d’entre les morts » n’est ni un constat empirique ni le résultat d’une preuve scientifique. » ([3] p.117) On n’accède donc pas à la résurrection comme à un fait historique qui conduirait à croire, mais comme à ce qui donne sens à l’histoire, dès lors que celle-ci est déjà expérimentée elle-même comme une histoire rendue sensée par la rencontre personnelle avec le ressuscité. Ainsi, chez Marc, il n’y a pas d’apparitions – en dehors de la finale (Mc 16,9-20) d’une rédaction d’origine différente. L’expérience des femmes au tombeau est celle de la peur devant le mystère, pour signifier que la rencontre avec le Christ, à son initiative, est le préalable à l’accueil même de l’Evangile : « celui-ci n’est pas une Bonne Nouvelle que l’Esprit humain peut accepter sans être déconcerté profondément ; pour surmonter cette frayeur, une parole angélique ne suffit pas, un texte d’évangile ne suffit pas davantage : il faut se taire, et attendre l’illumination de Dieu en personne. » ([2] p.181) Il faut se taire « afin de mieux accueillir la Parole de Dieu qui se laisse entendre au creux de l’absence. » ([2] p.186) Il en est ainsi pour tout croyant, comme pour ces croyants qui nous ont légué les Evangiles : « sans nier aucunement la priorité objective de l’événement arrivé à Jésus (…) la réception de la résurrection dans le témoignage des apôtres appartient à son sens et donc à son fait, en tant que celui-ci a une portée historique. Tel est l’élément de vérité de la formule « Jésus est ressuscité dans le kérygme de la communauté », à la condition de reconnaître que l’événement arrivé à la personne de Jésus est médiateur de l’événement arrivé à la communauté, avec lequel il forme une unité indissoluble. Il y a là toute la solidarité qui va du corps ressuscité de Jésus au corps ecclésial suscité par la résurrection. » ([3] p.119) On peut alors comprendre le projet des évangélistes et de l’Eglise qui a défini le canon des Ecritures : donner non pas une description exhaustive qui dirait le tout de Dieu et de sa venue dans le monde en Jésus-Christ ; cela est impossible (Jn 21,25) ; mais une invitation à rencontrer le Christ à la lumière de Pâques, l’unique Jésus-Christ ressuscité, rencontré déjà de diverses manières parfois apparemment contradictoires (à Jérusalem, en Galilée…) mais qui suffisent pour baliser toute nouvelle rencontre, sachant que c’est par l’Esprit Saint répandu sur l’Eglise qu’il appartient à chacun de faire cette rencontre (Jn 14,26). Ainsi, une accumulation de témoignages de rencontre n’est pas utile, ni ne suffirait à en épuiser le mystère. Chez Mt, les apparitions sont limitées à celle aux femmes au tombeau, et à celle aux disciples dans la scène finale – « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » -, en inclusion littéraire avec la promesse contenue dans le nom d’Emmanuel donné à Jésus au début de l’Evangile. On peut illustrer cela par une analogie graphique (avec effet de perspective) faisant du croyant, non un observateur qui surplomberait l’histoire du salut, mais un être impliqué dans cette histoire.

Les schémas qui précèdent se récapituleraient alors en celui-ci, comme autant de routes vers le Christ :

Tout converge vers la croix du Christ, l’AT comme le NT, de même que les vies des croyants qui témoignent de leur rencontre avec le ressuscité, et dont les témoignages nous proviennent pour ainsi dire de l’avenir, parce qu’ils nous parlent de ce que sera notre propre rencontre avec Dieu : l’ouverture vétéro-testamentaire vers l’avenir qu’est le Christ, subsiste en régime chrétien, mais polarisée sur la rencontre avec le ressuscité ; et cette rencontre est toujours ce qui « ad-vient » de manière imprévisible comme un événement de grâce, ce dont témoignent les Evangiles dans leur discrétion respectueuse du mystère de la résurrection, mystère sans analogie malgré ses préparatifs bibliques. « Quand (…) le chrétien affirme dans la foi la résurrection de Jésus (…) il comprend suffisamment le sens de cette affirmation pour en vivre, en communion avec la parole des premiers témoins ; mais d’autre part, il ne sait pas encore ce que ressusciter veut dire, puisque sa parole a un contenu eschatologique qu’il ne découvrira pleinement que lorsqu’il sera lui-même ressuscité. » ([3] p.121) Les expériences religieuses de l’AT et du NT n’en ont pas moins un caractère normatif pour indiquer la voie de cette rencontre. Cependant, le Christ étant l’unique sauveur, et le « chemin » lui-même, on peut comprendre : (1) la non nécessité d’une liste de chemins de rencontre plus complète que celle du canon des Ecritures pour permettre l’accès au Christ, (2) la possibilité d’une convergence progressive vers lui d’autres voies religieuses, qu’à vues humaines on considérerait plutôt comme parallèles et sans point de concours. Un tel schéma, avec le Christ pour avenir, est complémentaire de celui qui considère « le mouvement de la christologie du Nouveau Testament » (B.Sesboüé [3] p.76), où le temps de l’histoire, entre l’Alpha et l’Oméga est « embrassé » par l’éternité divine, avec le Christ au centre de l’histoire. Tant du point de vue théologique qu’iconographique, la perspective occidentale « à un point de fuite » (schéma 4), tendue vers le Christ, serait complémentaire de la perspective « inversée » orientale dans l’accueil de la vie divine :

Aucun exposé sur Pâques ne saurait remplacer la contemplation croyante du mystère, à travers les témoignages de ceux qui, les premiers, ont fait l’expérience de la rencontre avec le ressuscité. L’Ecriture elle-même ne vaut que comme invitation à cette rencontre avec un Dieu qui vient au devant de l’homme. De la sorte est possible un discours sur Dieu.

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Visibilité chrétienne

La semaine de prière pour l’Unité des Chrétiens a commencé. Jeudi dernier à Rodez, nous avons pu entendre le pasteur Marcel Manoël (président du Conseil National de l’Eglise Réformée de France) donner une conférence éclairante sur le thème : « Dans une société laïque, rendre visible la foi chrétienne« .

Déjà, à l’initiative de la paroisse de l’ERF de Rodez, le pasteur Manoël était intervenu à la MJC de Rodez au printemps 2004 sur un sujet proche. Il nous a donc été donné de le réentendre prolonger sa réflexion et en particulier préciser les pistes qui lui paraissent prioritaires pour les Eglises dans un monde sécularisé.

En sa conférence de 2004, être chrétien dans une société sécularisée impliquait pour lui de répondre aux trois questions suivantes :
Qui est Dieu ?  Qu’est-ce que la vie ?  Qu’est-ce que l’avenir ?

Deux ans après, le pasteur Manoël a esquissé trois pistes de réponse à ces questions : la prédication du Dieu de Jésus-Christ, le service de la construction de soi, la célébration liturgique. Mais il a aussi signalé deux fausses pistes : le retour intégriste et le conformisme à la modernité, et ce qu’elles trouvent en nous comme connivence.

Voici donc les notes que j’ai prises jeudi dernier de cette belle réflexion chrétienne (rendant inadéquat le texte déroulant en titre de ce blog). Bien sûr, ces notes n’engagent pas le conférencier.

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Dans une société laïque, rendre visible la foi chrétienne

Comment rendre visible notre foi dans une société laïque ? C’est une question qui est commune à nos Eglises qui ont toutes à sortir de leurs murs. Le point de vue présenté est protestant, mais les fondements à partir desquels nous partons sont les mêmes.

Deux réflexions de Jésus sur la foi :

A ses disciples qui lui demandent : « Augmente en nous la foi » Jésus répond : « Si vous aviez la foi grande comme… vous diriez à cet arbre de se déraciner et il irait se planter dans la mer » Evidence de la foi qui n’a pas peur de l’extraordinaire, et en même temps expression d’un manque, d’un pas-assez : la foi devrait être extraordinaire, mais cela n’est pas le cas… L’évidence de la foi n’est pas celle d’un spot publicitaire, mais elle doit être un défi, à nos pudeurs, à nos fuites, à nos prétentions, à nos compétences affichées, nos désirs de réussite, nos manques de foi.

Jésus ressuscité face à Thomas : « Parce que tu m’as vu, tu as cru. Bienheureux ceux qui sans avoir vu ont cru » La foi n’a pas besoin de visibilité pour être suscitée, pour être crue, pour être. A ceux qui lui demandent des miracles, des guérisons, des signes : « pas d’autre signe que celui de Jonas ». Pas d’autre visibilité que celle qui n’est pas immédiatement visible, mais a besoin d’une interprétation pour être reçue. La foi n’est pas conditionnée par la mesure du visible. Les sociologues peuvent mesurer des signes, des indicateurs d’identité religieuse, de pratique, de présence religieuse etc… mais fondamentalement, la foi ne peut être enfermée dans ces signes : elle les déborde, elle relève de la surprise d’une rencontre vivante (cf. Mt 25 : « Quand t’avons nous vu affamé, assoiffé… ? ») La foi comme surprise !

D’où trois questions :

– De quelle visibilité s’agit-il ?

Nos Eglises ont des pratiques grammaticales différentes pour articuler foi et Eglise. Les protestants souligneront l’importance de la foi, le lien premier du croyant avec le Seigneur, qui l’amène ensuite à se reconnaître comme membre de l’Eglise : d’où le primat d’une annonce de la foi, du témoignage de foi. Les catholiques soulignent que la foi naît et se développe au sein de l’Eglise : d’où l’insistance sur la visibilité ecclésiale, d’un clergé, des lieux d’Eglise, une visibilité qui permet de questionner et de susciter la foi. Il ne faut pas trop séparer ces points de vue.

En fait, il n’y a pas de prédication sans Eglise. Et il ne sert à rien qu’il y ait des bâtiments et un clergé, s’il n’y a pas témoignage de foi. Pour les protestants, il y a une visibilité évangélique (une vie transformée par le Seigneur), ecclésiale (unité confessée), sociale (engagement pour la paix), mais le tout remis au Seigneur lui-même qui seul peut faire au-delà de ce que nous pouvons faire nous-même. Les catholiques dans leur catéchisme insistent sur le fait que la vie de la foi est reçue de l’Eglise, mère de notre nouvelle naissance, éducatrice de notre foi. Mais Calvin le disait aussi : « l’Eglise est mère de tous ceux dont Dieu est Père. »

Il y a des situations où l’Eglise ne peut être visible, lorsqu’elle est persécutée. Mais même dans ces situations, l’Eglise a toujours de souci d’une certaine visibilité pour rayonner de sa foi.

– De quelle sorte de visibilité parlons-nous ?

S’agit-il de la médiatisation, en particulier télévisuelle ? « Vu à la télé » pour beaucoup de nos contemporains, est un critère de fiabilité, de vérité ! Les média valident des modes de vie et des idées qui s’en retrouvent revêtus d’une légitimité indiscutable. Cf. L’image de la famille dans la télé : aujourd’hui, la famille recomposée a quasiment le monopole de la représentation du bonheur. C’est une famille recomposée dans un milieu aisé. Si c’est dans un milieu plus défavorisé, il s’agit plutôt d’une famille éclatée, à qui on attribue tous les maux. La famille traditionnelle est présentée comme oppressive, ringarde. Sans caricaturer les média, parce que les média peuvent jouer un rôle positif pour ouvrir les consciences, on peut dire que les classes dominantes tendent à diffuser leurs normes et valeurs dans les média, et ces valeurs ultra modernes ne sont pas chrétiennes.

Pourquoi si peu de place aux événements ecclésiaux dans les média, ou en les cannibalisant (cf. la mort de Jean-Paul II ? Pourquoi les Eglises ne consacrent-elles pas plus de moyens dans ce média télévisuel ? Pour la télévision, les chrétiens sont perçus comme inintéressants. Nous éprouvons de la difficulté à nous couler dans le langage très fortement binaire de ces média, dans les 6 ou 7 secondes qu’on vous laisse pour donner votre avis. C’était la souffrance du cardinal Decourtray, lorsque les média avaient caricaturé et trahi sa position sur la guerre d’Irak. La réalité humaine à laquelle nous voulons être ouverts et attentifs, ne peut être soumise à ce langage binaire, qui est un langage de pouvoir, utilisant les catégories du permis/défendu. Pour l’Eglise, qui a le passif d’être considérée comme moralement oppressive, cela rend la communication encore plus difficile.

Mais la visibilité ne passe pas seulement par la télévision. D’autres média favorisent davantage la réflexion. Pour une visibilité de proximité, nos contemporains connaissent des hommes, des femmes, des lieux, chez qui une attention, un soutien peut être obtenu. Pour une visibilité de service, l’Armée du Salut, le Secours Catholique, dont les média parlent peu, mais qui ont une forte visibilité. Idem pour une visibilité associative. Il ne s’agit donc pas d’entrer dans la concurrence de la visibilité médiatique, de connaître cette pulsion idolâtre d’ « être-vu ».

– Société laïque ?

C’est moins la laïcité qui pose problème, que la forme moderne de la société sécularisée dans laquelle nous sommes entrés. Notre société est devenue sécularisée.

La société religieuse d’hier était fondée sur des valeurs transcendantes, reçues d’ailleurs, transmises par l’Eglise ou l’institution royale : le pouvoir venait d’ailleurs, pour établir l’ordre, ou exclure ceux qui y contreviennent (« une foi, une loi, un roi ») ; ceci était valable aussi bien en régime royal catholique, qu’en régime démocratico-théocratique de la Genève calviniste. Dans cette société religieuse, la question de la visibilité de l’Eglise ne se pose pas : elle est au centre de tout ; la foi imprègne toute la société (la seule confession non sociétale est en fait celle de l’athéisme, de l’hérésie). Pas besoin alors de visibilité !

Avec la société sécularisée qui ne reconnaît pas d’autres valeurs que celle qu’elle reconnaît en son sein, au lieu du « Tu ne tueras point », on a une société qui détermine par le débat démocratique quelles sont les conditions de respect de la vie. Si au départ le point de vue moral est presque le même, le fondement est différent. Ce point de vue peut évoluer, au plan moral, économique… Dans cette société, l’Eglise n’est plus nécessaire, et relève du domaine privé. L’historien-sociologue Jean Baubérot, distingue deux seuils de sécularisation : (1) le Concordat, avec une fragmentation institutionnelle, des institutions qui prennent leur autonomie par rapport à l’Eglise, mais la religion reste une institution, parce qu’elle est nécessaire pour fonder la morale ; (2) les lois laïques et la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui retirent leur légitimité aux institutions religieuses, relevant du régime d’associations privées ; ce qui ne veut pas dire que l’on interdise ces institutions : la loi de 1905 est fondée sur la liberté de conscience et de culte pour tous. Les chrétiens ont le droit de dire, prêcher, pratiquer leurs convictions avec comme seule limite, celle de ne pas troubler l’ordre public. Il ne faut pas renoncer à cela ! De plus, les Eglises ont gagné de cette séparation une liberté, une indépendance, alors que le Concordat donnait à l’Etat un droit de regard sur les nominations d’évêques, sur les consistoires protestants. Dans ce régime sécularisé, la visibilité de la foi ou de l’Eglise n’a plus l’évidence d’antan, mais cette visibilité reste légitime et réelle. Sans parler de la visibilité du clergé lors de certains moments de la vie publique (11 novembre…), les Eglises ont pris une large part dans la création de nombre institutions modernes : colonies de vacances, clubs de foot, lieux d’accueil des SDF…

Les choses sont en train de changer dans notre époque post moderne ou ultra moderne, avec la prévalence des valeurs individuelles sur celles de la société : « sois toi-même ! » L’individu est enjoint de créer ses propres valeurs. Scepticisme sur l’avenir de notre société conjugué avec une confiance personnelle en son avenir individuel. Doute sur les valeurs de la société, avec les difficultés d’intégration, les phénomènes de violence et d’exclusion… mais aussi l’appréciation des possibilités fantastiques offertes à chacun (internet, bio-génétique). Plus besoin d’institutions religieuses ; « fin du social » (Alain Touraine) « production de soi par l’individu, à partir de ses choix », choix moraux, culturels, religieux, d’orientation sexuelle… Dans cette société là, ce ne sont plus seulement les Eglises qui sont contestées, mais toutes les institutions : l’Education nationale qui ne peut imposer un moule, mais se voit simplement chargée de faire advenir les potentialités de l’individu ; la Justice et le Droit – auparavant chargés d’imposer des normes communes – aujourd’hui chargés de garantir des droits, des libertés individuelles. Le Politique se retourne alors vers les religions pour produire de nouvelles valeurs sociales, ou espère qu’une restauration de valeurs communes pourrait permettre un retour à l’ordre républicain. Illusion. Parce que les mouvements de valorisation de l’individu sont beaucoup plus forts.

– Deux tentations pour les Eglises

Les Eglises sont sur ce point questionnées, en particulier par leurs propres membres. Sur la foi même (authentique), avec la possibilité de choisir soi-même son itinéraire croyant, pour avoir sa propre démarche, avec le risque du syncrétisme. Sur l’éthique, où l’intervention ecclésiale est contestée au nom du « c’est mon choix ! ». Dans cette situation, il y a deux tentations :

(a) Le retour intégriste : face au relativisme des croyances, à la grisaille insipide des valeurs d’aujourd’hui, on en revient à préférer l’affirmation forte des principes, avec le mérite de la conviction, de la sincérité, de la simplicité, de la militance… qui peuvent susciter la sympathie. Ces courants, en milieux chrétiens peuvent exciper de la radicalité du témoignage des prophètes (Amos, Isaïe…) et de la séparation biblique entre Fils de la lumière et Fils des ténèbres.

(b) Le conformisme, l’adaptation à la modernité : une religion en fait centrée sur soi, où l’on s’approvisionne là où l’on veut, via un syncrétisme entre grandes spiritualités, hygiène psychologique ou physique… De fait, le christianisme a toujours su s’adapter, récupérer des techniques et des arts et des idées pour proposer l’Evangile dans un langage nouveau. Cf. les efforts d’inculturation de la foi partout dans le monde… C’est le miracle de Pentecôte renouvelé… Pourquoi ne pourrait-il pas se réaliser à nouveau dans le monde moderne ?

Ces deux tentations peuvent être très proches d’attentes et de forces qui nous concernent en profondeur, comme pour les tentations du Christ. Mais notre vocation est d’être résolument témoin de l’Evangile dans la société sécularisée, dans ce monde actuel, des témoins engagés, critiques et actifs.

D’abord parce que cette modernité sécularisée ne nous est pas étrangère, parce qu’elle est le fruit du christianisme : l’égalité, la dignité humaine, le respect de la liberté de conscience, la laïcité, le souci des victimes sont d’origine chrétienne… cf. Jean-Claude Guillebaud : ce n’est pas une catastrophe si les chrétiens redeviennent une minorité agissante, au contraire ; la foi retrouve alors « une force de conviction qui l’éloigne de toute bondieuserie facile ». Saint Jean, pour qui le monde est ce qui a refusé le Christ, et se retrouve plongé dans les ténèbres… dit pourtant que c’est ce monde que Dieu aime. Nous n’avons plus le choix. Nous ne pouvons ni nous replier dans un ailleurs confortable, ni dans un conformisme au monde. C’est dans la société actuelle qu’il s’agit de proposer la foi, dans cette société sécularisée, individualiste. Nous acceptons de nous situer dans ce contexte, qui nous pousse à aller résolument à la source de notre foi, d’une manière plus radicale.

– Conséquences

Trois suggestions… pour des moyens de visibilité et d’action :

(1) La prédication : il y a urgence pour une prédication du Dieu de Jésus-Christ. Parce que dieu est omniprésent dans notre société, mais c’est trop souvent un dieu de sang, un dieu violent qui veut le sang des infidèles, qui justifie la soumission des unes ou des autres, l’injustice, l’exclusion de ses métèques, ou qui se désintéresse du monde dans une spiritualité désincarnée, de pacotille. Il est urgent de dire que ce dieu là n’est qu’une idole, derrière laquelle se cachent des pouvoirs ou des besoins de confort égoïste. Il est urgent de dire le Dieu Père, ami, frère, libérateur, que nos contemporains ne connaissent plus parce que nous l’avons enfoui derrière des considérations savantes. Notre prédication doit être renouvelée.

(2) Le service de la construction de soi : l’impératif « sois toi-même » est riche de potentialités, mais dur aussi, avec ses échecs, ses difficultés de se construire comme personnalité équilibrée, comme couple, comme famille… Cette construction est souvent le lieu de ratages, d’échecs. Nos Eglises ont leur place pour contester ce culte de l’auto-suffisance, de la construction de soi par soi, où l’autre devient une gêne, un ennemi à repousser. Boris Cyrulnik : « l’être humain est un être social, qui ne se construit que dans un champ affectif structuré par des paroles. Être seul, c’est ne pas être ! » Contre les morales du repliement sur soi qui sont monnaie courante, nos Eglises ont toute une richesse à partager pour la construction de la personne, via catéchisme, formation, accueil des personnes, surtout lorsqu’elles sont blessées par la vie, en leur offrant une relation pour se construire.

(3) La célébration liturgique : pour donner une autre dimension à la vie de nos contemporains… Le temps de nos contemporains s’est rétréci au seul horizon individuel, sans lien avec l’avant et l’après. Certes il y a des prospectives, mais celles-ci sont stériles : nos contemporains ne sont pas prêts à sacrifier leur temps présent à la construction de l’avenir. Notre espace qui s’est élargi, devient aussi l’espace anonyme, non de la rencontre, mais celui de mes déplacements. La célébration liturgique ouvre alors le temps et l’espace, introduisant dans une histoire sainte déployée autour de la croix, qui nous plante déjà dans le Royaume.

C’est ainsi que nos Eglises auront leur place et leur visibilité dans ce monde. L’œcuménisme est un impératif pour cela, pour que le message de nos Eglises gagne en pertinence et visibilité.

Mt 18,20 « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » La seule visibilité qui compte est celle du Seigneur, promise, fiable.

Débat

Dans le contexte actuel de perte de valeurs, d’individualisme centré sur un individu malade, il s’agit de retourner aux sources, dans nos Eglises, pour qu’un dialogue d’individu à individu puisse s’établir. (Serge…)

Quel impact peuvent avoir des mouvements de « nouvelle évangélisation » avec leur visibilité expansionniste, leur souci de la fête, dans le monde contemporain ? (Jean Rigal)

Ces mouvements nous interrogent. Cette visibilité corporelle et émotionnelle permettent de créer un lien personnel – c’est un phénomène qui n’est pas spécifiquement religieux (cf. les concerts rocks) – Les JMJ permettent une identification de chacun aux jeunes professant leur foi, d’échapper à l’anonymat de la foule. Mais il y a un seuil à ne pas dépasser, celui de la manipulation, du gourou, à l’égard des jeunes… Dans la formation des pasteurs, nous leur disons qu’ils ne s’adressent pas à des paroisses ou des mouvements, mais à des personnes. Les grands média évangéliques fonctionnent aussi avec cette visée, pour une relation de personne à personne, aboutissant aussi à une segmentation des communautés en fonction des pasteurs.

 

Jean-Claude Guillebaud évoque les trois domaines de l’économique, de la bioéthique et du numérique où il n’est pas simple d’être présent, et encore moins d’y exercer la prédication, la diaconie ou la célébration évoquée ci-haut. (Mgr Bellino Ghirard)

Il ne faut pas avoir peur d’entrer dans ces domaines, par les membres de nos Eglises qui y sont. Si nous n’avons pas de compétences particulières qui nous feraient détenir la vérité, nous avons la mission d’y dénoncer l’idolâtrie, celle de toute addiction à ce qui n’est en fait qu’un moyen. Face à l’impératif d’être soi-même, il s’agit de montrer que la communauté est un lieu où l’on peut le réaliser en relation avec les autres.

 

Nous chrétiens, devrions revenir au Christ, pour ce qu’il est, le Sauveur, le Roi, pour entrer en dialogue avec cette société en nous appropriant notre foi. Deux questions : Quel prosélytisme acceptable dans ce monde ? N’y a-t-il pas un complexe d’infériorité ou de supériorité entre Eglises (plus ou moins visibles) à explorer dans notre dialogue oecuménique ? (pasteur Stéphane Kouyo)

Il faut savoir aller à l’essentiel de la foi, le Christ ; retrouver les mots simples pour le dire. Il s’agit de nous éduquer davantage entre nous, à rendre compte de notre foi. Le mot prosélytisme a pris en français un sens négatif de captation, de manipulation de l’autre. Originellement, ce n’est pas ça, c’est l’envie de communiquer à l’autre ce qui nous nourrit, ce qui nous fait vivre. Et nous sommes souvent complexés ! Pouvoir dire avec des mots simples que croire au Dieu de Jésus-Christ nous soutient… que Dieu est un ami, à l’inverse du dieu terrible, tout autre… Sur le complexe de certaines Eglises, il faut bien se décomplexer, ne pas se comparer entre les Eglises qui croissent et celles qui diminuent, mais apprécier la part de chacun à l’œuvre de Dieu, les expériences de chacun. Nous ne sommes plus en situation de concurrence : en situation de chrétienté, où nous nous « piquions les paroissiens ». Aujourd’hui nous sommes en situation de mission commune : l’œcuménisme peut en être changé ; il ne s’agit plus de baliser avec méfiance les points dogmatiques de chacun, mais de collaborer à une œuvre commune, dans un débat qui ne fait plus peur, entre gens qui savent débattre et rester ensemble, en faisant le pari de la sympathie, du regard positif sur l’autre, sans prétendre adopter ses idées, mais en étant attentif aux aspects de l’autre qui peuvent m’enrichir. On peut débattre avec ce pari de la sympathie.

 

Aider l’individu personnellement, psychologiquement, mais jusqu’où ? (p.Pierre Rayssac)

Deux points qui témoignent de la psychologisation excessive de toutes choses : les cellules d’aides psychologiques omniprésentes en situations de catastrophe, alors qu’on veut parfois en exclure les Eglises ; l’affirmation médiatique de la nécessité de récupérer les corps des disparus pour faire le deuil. Ne pas psychologiser lorsque nous prêchons !

 

L’Eglise, pour être servante de la joie (Benoît XVI) en revenant à sa source, la foi, ne peut être ni intégriste, ni conformée au monde, mais prophétique en étant elle-même. (…)