Justice de Dieu et responsabilité des hommes

Question d’un étudiant hier, encore sur facebook… 

Comment Dieu peut-il être à la fois juste et laisser une responsabilité aux hommes, leur laisser la liberté ? L’exemple qui m’a dérangé et qui a d’abord soulevé cette question dans ma tête, c’est celui des missionnaires. Quand un missionnaire partait sur un nouveau continent pour évangéliser :
– ou il avait quelque chose d’essentiel à apporter aux indigènes (bonheur, salut, je ne sais pas…), et on peut se demander s’il n’est pas injuste de la part de Dieu d’avoir laissé ces populations sans cette chose essentielle pendant si longtemps ;
– ou les indigènes n’avaient pas besoin de ce missionnaire pour être heureux (sauvés…) et dans ce cas, les missionnaires ne servent à rien…

 

Ta question touche à plusieurs domaines :

La révélation chrétienne : le fait que pour le christianisme, Dieu, Bien absolu et donc infiniment désirable, ait choisi de se communiquer lui-même par des moyens humains, temporels, fragiles, à travers des hommes imparfaits et pécheurs, au risque d’erreurs ou de lacunes dans la transmission de la Bonne Nouvelle (contre-témoignages des chrétiens, peuples ignorés par l’évangélisation…). C’est là le prolongement de l’Incarnation, où Dieu se fait homme pour se dire aux hommes, au risque de rencontrer leur incompréhension – un risque avéré par l’histoire même de Jésus, puis par celle de l’Eglise. Or cette fragilité dans les moyens de communication de l’Evangile… fait partie du message évangélique.

De fait, la transmission du meilleur de ce que Dieu veut donner, son Esprit Saint, sa vie, passe par l’action évangélisatrice de l’Eglise, une action conditionnée par les limites de ses membres. Les catholiques croient malgré ces limites que Dieu sait ce qu’il fait quand il choisit des pécheurs pour prolonger sa mission, quand il confie à Pierre le soin d’affermir la foi de ses frères et lui garantit une solidité de foi non liée à ses mérites personnels (« tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise, et les puissances du mal ne pourront l’emporter sur elle… » à mettre en vis à vis avec le reniement de Pierre), quand il fait de l’Eglise son « épouse » à qui il se confie pour se communiquer aux hommes. Depuis le concile de Vatican II, cette foi en la « sainteté » de l’Eglise (le fait que malgré le péché des chrétiens, l’Eglise reçoive de Dieu la capacité de mener la mission qu’il lui confie de le donner aux hommes), va avec l’affirmation que Dieu est aussi capable de se donner au-delà des frontières de l’Eglise, même si la plénitude de la Révélation passe par l’accueil du Christ ressuscité, et l’entrée dans l’Eglise, en tant que communauté de ceux qui vivent de cet accueil.

Autre domaine lié à ta question : Le lien entre toute puissance de Dieu et liberté des hommes.

Dans toute religion – y compris dans le christianisme – se pose la question du dosage entre les deux. La plupart du temps, on imagine une sorte de jeu de tir à la corde ou de vases communiquants, où ce que l’un gagne, l’autre le perd. Plus l’un est à l’oeuvre, moins l’autre l’est.

Dans l’Islam par exemple, qui signifie étymologiquement « soumission », l’obéissance de l’homme aux commandements de Dieu, fait le bon musulman. Les commandements y sont concrets et réalistes (interdits alimentaires, prières n fois par jour, aumône, jeûne etc… tout à fait pratiquables et mesurables), pour que la volonté de Dieu puisse se réaliser complètement à travers ses fidèles, parce qu’avec le Coran, ils pensent savoir tout ce qu’on peut et doit savoir de Dieu et de sa volonté, et qu’ils ont les moyens de le satisfaire.

Dans le christianisme, Jésus pousse à l’extrême la logique des commandements donnés à Israël : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes des forces, de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même », et il n’y a plus de mesure à ce commandement d’aimer. Il fustige les pharisiens qui prétendent être quitte, dans la bonne conscience d’avoir accompli extérieurement les commandements. Plus question alors de prétendre être un « bon chrétien », quelqu’un qui sait ce que Dieu veut et qui le fait exactement. La logique n’est pourtant pas celle d’un commandement impossible qui humilierait l’homme, mais plutôt l’inverse, celle de la divinisation de l’homme par Dieu : lorsque Jésus présente les rôles respectifs de Dieu et des hommes, il parle d’un maître de maison qui s’est absenté et a confié la gérance de sa maison à ses serviteurs, étant entendu qu’à son retour, il jugera la gestion de chacun ; mais plus encore qu’un jugement, c’est le fait qu’à son retour le maître se mette à servir ses serviteurs qui signe cette inversion. En sorte que ce n’est pas en termes de concurrence qu’il faut penser l’action de Dieu et celle des hommes, mais de gloire : Dieu est glorifié lorsque des hommes prennent au sérieux la promesse de divinisation qu’il fait à l’humanité. « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. » (Saint Irénée de Lyon)

Être chrétien, c’est accueillir la réactualisation permanente de la promesse que Dieu fait à l’homme : « tu aimeras », qui de même que tous les « commandements » du Décalogue est au temps de l’inaccompli en hébreu, que l’on traduit en français par le futur, comme une promesse, et non par un impératif comme « aime ». La foi chrétienne n’est donc pas un en-soi que l’on aurait – lorsqu’on a été évangélisé, reçu le baptême, pratiqué les commandements etc… – et que l’on n’aurait pas si on n’a pas reçu ou vécu tout ça, mais une mise en route sur un chemin de rencontre progressive avec Dieu, pour vivre toujours davantage de lui. Cet aspect dynamique me semble permettre d’échapper au dilemne que tu proposes.

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