N’ayez pas peur !

Avec d’autres expressions de même sens comme « Ne craignez pas », « Soyez sans crainte », c’est le commandement le plus répété dans la Bible ! … on l’y compterait 365 fois, comme pour dire la pertinence quotidienne de ces mots inauguraux du pape Jean-Paul II : « N’ayez pas peur ! » (22 octobre 1978). La Bible révèle un Dieu qui veut conjurer la peur chez l’homme, non pas pour l’en exempter – il est naturel d’avoir peur d’un danger ou d’un mal -, mais pour que la peur ne dicte plus nos décisions, ne nous fasse plus « perdre cœur » c’est-à-dire le courage, la vertu d’agir malgré la peur.

Or si toute peur – de perdre, de souffrir, de rater, de manquer… – s’enracine dans LA peur fondamentale qu’est la peur de la mort, les chrétiens qui croient en la résurrection parce qu’ils croient en celle du Christ, devraient en droit être reconnaissables à ce courage, sans pourtant que celui-ci soit leur monopole : tout homme capable de faire de sa mort un acte plus sensé que la-survie-à-tout-prix, qu’il s’agisse du fanatique ou du suicidaire, du martyr ou du djihadiste, du héros ou du sage, cet homme-là non plus ne se laisse plus déterminer par la peur, aussi obsédante soit-elle.

Il y a donc courage et courage, comme par exemple, selon Jean Jaurès, celui de persévérer dans le bien, même modeste, autant que dans la visée de l’idéal. Pour le chrétien, si la foi le met en lien personnel avec Jésus-Christ vivant, si le baptême le plonge dans la mort et la résurrection du Christ, si comme le dit frère Christian de Chergé au moine qui s’interroge devant la perspective du martyre : « Ta vie, tu l’as déjà donnée », non seulement par la consécration mais par le baptême [cf. le film Des hommes et des dieux], cette foi chrétienne devrait non seulement libérer de toute peur, mais conduire au Christ, à celui-qui-nous-a-donné-sa-vie-par-amour et qui nous donne la liberté de faire pareil à sa suite : « Jésus par sa mort, a pu réduire à l’impuissance celui qui possédait le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diable, et il a rendu libres tous ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves ». (He 2,14-15)

Bien des obstacles peuvent limiter de fait cette liberté, y compris chez les chrétiens. Dans son discours à l’université de Harvard (8/6/1978), la même année que le début du pontificat de Jean-Paul II, Alexandre Soljenitsyne, le célèbre dissident expulsé d’URSS, l’auteur de l’Archipel du Goulag, s’adressant à ceux qui représentaient l’Occident, le camp de la liberté, de la démocratie, faisait ce diagnostic : « Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur ». Il y a des raisons à cela en Occident : l’éloignement de la mort (guerre, famine, maladie) puis son déni – que l’historien Guillaume Cuchet repère jusque dans la disparition du thème des « fins dernières » ou de l’au-delà dans la prédication des années 60 -, le primat de la revendication de ses droits sur la reconnaissance de ses devoirs, le désintérêt pour le bien commun et le repli individualiste sur la sphère privée qu’avait entrevus Tocqueville comme les périls d’une société démocratique, le bien-être d’un consumérisme outrancier qu’une dialectique du maître et de l’esclave finira par renverser…

Ne plus avoir de passion ou de cause qui justifie qu’on lui consacre sa vie, ni de devoir susceptible d’exiger qu’on fasse le sacrifice de sa vie, fait alors du maintien de son bien-être, de sa survie – ou de ceux de ses proches – la seule fin qui vaille qu’on lui sacrifie tout le reste. Sans la verticalité d’une transcendance appelant au dépassement de l’intérêt de l’individu ou du groupe, ne demeure que la réflexivité soucieuse de soi ou l’horizontalité grégaire du groupe. La crise pandémique actuelle et son traitement précautionneux si coûteux illustrent ainsi notre-hantise-de-la-mort, ou plus exactement la-hantise-de-notre-mort, car la mort lointaine des autres nous dérange peu : 25.000, le nombre des morts du corona-virus en France en trois mois de pandémie, c’est le nombre de ceux qui meurent de faim chaque jour dans le monde, alors qu’une infime fraction des efforts consentis ces jours-ci suffirait à les éviter… [cf. l’édito de Frédéric Boyer (La Croix)]

Les Anciens nous apprennent que la vertu de prudence – qui est la sagesse pratique dans l’action et non pas la précaution et encore moins l’évitement de tout risque – va avec les trois autres vertus cardinales de justice – qui s’attelle au bien d’autrui et pas seulement au sien propre -, de force – c’est-à-dire de courage face à la difficulté et ultimement face à la mort – et de tempérance – et notamment de frein mis à nos appétits égoïstes. Puissions-nous apprendre que la vie vaut « ce que nous sommes capables de risquer pour elle » (Hegel), ou de manière plus évangélique, ce pour quoi on est prêt à la donner, en entendant du Christ : « celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera » (Mc 8,35). Comme bien des professions l’ont montré dans ce temps de confinement, le don désintéressé de nous-mêmes, l’oubli de soi, la préoccupation pour les plus malheureux, le sens du sacrifice seront indispensables pour sortir de cette crise.

[cf. un article sur ce que nous apprend La Peste de Camus]

Dimanche des vocations

Dimanche prochain (3 mai 2020) sera le dimanche de la prière pour les vocations.

Sujet inactuel ?

Au contraire, le confinement offre le temps du discernement, et cette crise multidimensionnelle oblige à s’interroger sur le sens de notre agir : se former, s’engager, se consacrer à, travailler, consommer… pour quoi ? pour qui ?

Peut-on considérer notre vie comme une histoire tracée d’avance, sur des rails, comme le jouet de déterminismes économiques ou sociaux, ou à l’inverse comme une pure invention de soi, l’écriture solitaire de sa propre partition à partir de rien ?

En parlant de « vocation », les chrétiens affirment l’antériorité d’un appel qui ne vient pas de nous mais qui sollicite la liberté de notre réponse personnelle ; l’enjeu d’écouter une parole qui correspond d’autant plus à notre désir le plus profond que nous l’entendons comme interpellation venant d’autrui, mieux, du Tout-Autre.

Ni prédestination, ni fatigue d’être soi. Ni déterminisme, ni vertige de la liberté. Ni collectivisme, ni individualisme. Mais une bonne nouvelle : chacun est unique car attendu, espéré, précédé par l’appel aimant d’un Dieu créateur qui l’invite à être créatif avec lui, et à se découvrir fils de Dieu, et en Christ, frère des hommes, à faire de sa vie une offrande « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » en réponse au don qu’en Jésus, Dieu a déjà fait de sa vie.

« C’est par sa réponse à l’appel de Dieu contenu dans l’être des choses que l’homme prend conscience de sa dignité transcendante. Tout homme doit donner cette réponse, car en elle il atteint le sommet de son humanité, et aucun mécanisme social ou sujet collectif ne peut se substituer à lui ». (Jean-Paul II, Centesimus Annus n°13)

Dans la maladie

Je sors de près de 2 années de confrontation avec une dissection aortique d’origine génétique, un problème cardio-vasculaire enfin résolu en octobre 2017 par la pose d’une prothèse aortique par endochirurgie au CHU de Rangueil (Pr. Hervé Rousseau) après quelques complications repérées à la clinique Pasteur (Dr Benjamin Honton) sur des bizarreries dans ma vascularisation cérébrale. Quinze jours après l’épisode aigu en février 2016, une amie infirmière m’avait demandé mes premières impressions sur l’expérience de la maladie :

« Cela m’intéresserait beaucoup de savoir comment tu as vécu de l’intérieur cette « expérience  » de la maladie. Ton regard sur les soignants, sur la fatigue, sur le fait de toucher aux limites de son corps, sur le fait d’être mis au pied du mur face aux limites de son corps. Limites qui ne restent que théoriques tant qu’elles ne sont pas réellement éprouvées dans sa chair. Je me demande souvent comment continuer à croire en Dieu quand la fatigue physique prend le dessus et peut être si importante qu’elle vient obscurcir son propre jugement, (…) quand on est habité par l’angoisse, l’incertitude quant à sa propre intégrité physique et le fait de ne rien pouvoir contrôler en matière de santé. Enfin je me demande souvent comment continuer à avoir la foi devant l’injustice, l’aberration de la maladie parfois de la mort de patient jeune dans mon travail notamment. (…) Je trouve que la maladie n’a aucun sens et qu’elle peut être parfois juste révoltante. Peut-être pourras tu m’aider à dépasser cela pour pouvoir plus vivre d’espérance et davantage porter en retour l’espérance à ceux qui souffrent ? »

 

Pas facile de répondre à tout ce que tu m’as écrit, et qui pourtant résonne avec ma récente expérience de la maladie. Avant d’esquisser une réponse, je précise qu’il est probable que je sois encore dans le déni, à voir comment je me comporte dès qu’il me semble que ça va, après une nuit de bon sommeil, à vouloir reprendre les choses comme avant, et m’apercevoir étonné que vingt pas suffisent à me fatiguer et la montée d’un étage d’escalier à m’épuiser. Je pense cependant avoir compris que le repos m’est vraiment imposé, et les réflexions, lectures, et prières que ces quinze derniers jours ont permises n’ont pas été vaines.

Ce que j’ai est grave – Le Dr Josselyn Soukaloun et les autres cardiologues m’ont bien expliqué en quoi consistait une dissection aortique, et les particularités de la mienne (descendante, commençant juste en dessous de l’artère sous-clavière gauche, et allant jusqu’à l’artère iliaque droite, avec un effet sur la vascularisation du rein gauche) – mais je ne suis pas sûr d’y croire vraiment, malgré dix jours en soins intensifs, où quelques nuits blanches m’ont fait éprouver une part de ce que tu écris : la pensée qui va dans tous les sens, une gêne ou une douleur qui obsède, des pourquois, des questions sur ce que croire en Dieu veut dire, sur mon acceptation ou non de la mort…

Je me suis retrouvé quelquefois dans la position de Ste Thérèse de Lisieux, où dans sa « nuit de la foi », le verbe « croire » ne signifiait psychologiquement pour elle que « vouloir croire », et cela non seulement suffit, mais qu’en ces circonstances – peur, non évidence de ce qui était cru naturellement avant – cela peut être plus purement la foi. Je ne me suis jamais trouvé à me révolter contre Dieu, mais au contraire, à deviner qu’il y avait là l’occasion de le rencontrer plus justement, à constater que je n’avais jamais vraiment accueilli ni le mystère de la Croix du Christ, ni la perspective d’avoir à le vivre moi-même, jusqu’à mourir un jour, et bientôt finalement.

Cette question de la mort s’est posée fortement trois fois : tout au départ, lorsque mon malaise avait les symptômes d’un infarctus – et sur le moment, après la première frayeur qui m’a fait blêmir, j’ai crânement pensé que si c’était l’heure, qu’il en soit ainsi, en redisant au Père ma confiance ; la deuxième fois, à la lecture du livre admirable de Fabrice Hadjadj « Le paradis à la porte », avec son application pratique immédiate à cultiver la joie du présent, ne serait-ce qu’en considérant tout comme un don et non un dû, en commençant par le ménage quotidien fait dans ma chambre – et mes vifs remerciements étonnaient la femme de ménage -, le fade bol de soupe aux légumes – sans sel – de chaque repas, les soins des infirmières, les visites du cardiologue comme celles des aides-soignantes pour les prises de tension… mais aussi à estimer la santé, la vie, la pleine forme comme un don et non comme un dû dont l’absence ou la diminution – jusqu’à la mort – me révolterait. Enfin, la troisième fois, lors de ma dernière nuit à l’hôpital, vendredi vers deux heures du matin, alors que le bandage de contention (phlébite de l’avant-bras suite à perfusion) m’empêchait de dormir, lorsque l’aide-soignante venue l’arranger m’a parlé de son frère de 47 ans atteint d’un cancer incurable, et de la souffrance que cela apportait aux siens, en particulier à ses enfants, je lui ai répondu en chrétien et en prêtre, que la mort peut être effectivement un scandale pour les survivants, mais pas pour le défunt, pour qui elle est le dévoilement de tout, l’accomplissement de toutes ses amours maladroites dans la rencontre avec l’Amour, le retour à Dieu.

La question de la maladie, et du mal physique, du défaut ou de la finitude de la Création est presque insoluble rationnellement. Comment Dieu bon et tout-puissant peut-il créer un monde avec tant d’imperfections (catastrophes naturelles, maladies…) ? Cela n’a pas de sens hors de la foi en un Dieu qui nous crée limités pour que nous ne prétendions pas nous suffire à nous-mêmes, en nous repliant sur nous-mêmes, mais que nous nous ouvrions à l’amour, à l’illimité de son don. Mon séjour présent à l’abbaye de Conques permet d’en discuter avec fr. Pierre-Adrien, un jeune frère prémontré qui a fait un mémoire de maîtrise de théologie sur un sujet lié. En fait, subjectivement, le mal physique me scandalise moins que le mal moral, celui de la souffrance que subissent des êtres humains du fait de la méchanceté ou de l’indifférence de leurs frères. Torture, guerres, esclavage, exploitation, injustice, ou simplement le refus de venir en aide à ceux en détresse – je pense particulièrement aux migrants et réfugiés. Aussi, je me sens extrêmement privilégié d’être à ce point pris en charge médicalement, amicalement, spirituellement, et même financièrement avec la Sécurité sociale. Non pas que je prétende me consoler en pensant à plus malheureux que moi, mais parce que je vois que la maladie et la souffrance tendent à nous centrer sur nous-mêmes, à nous faire trop nous écouter nous-mêmes, alors qu’elles peuvent à l’inverse nous ouvrir à une plus grande compassion pour autrui. Lorsque la douleur devient obsédante ou empêche de dormir, une perfusion de perfalgan ou un dafalgan sont évidemment bienvenus, et j’espère qu’il en sera ainsi dans les plus grandes douleurs. J’espère surtout que subsistera, avec la grâce de Dieu, cette ouverture de cœur à autrui et au Christ souffrant.

A propos du bonheur

Quelques lignes pour répondre au journal de la paroisse de Bozouls (12), demandant non pas un commentaire biblique sur les Béatitudes, mais un témoignage sur le bonheur de vivre…

Il m’a fallu du temps pour pouvoir me dire heureux. Non que je fusse malheureux, ce qui serait un manque de gratitude à l’égard de tous ceux qui m’ont donné de vivre, de grandir, d’étudier, de trouver ma vocation, d’avoir le choix de la manière de servir et d’aimer… comme homme, comme chrétien, comme prêtre. Mais dire et même penser ces trois mots : « Je suis heureux », semblait supposer de m’abstraire du scandale du mal, de l’injustice et de la souffrance dans lequel tant et tant sont plongés. Peut-on être heureux lorsque des hommes, des femmes, des enfants sont réduits en esclavage ou en chair à canon, défigurés par la misère et le malheur ? Une profonde insatisfaction m’habite toujours quant à la marche du monde, et elle s’étend à moi-même, de par ma complicité active ou passive à ce désordre établi. Mais cette insatisfaction n’a pas aujourd’hui la même tonalité qu’hier.

Dans les années qui ont précédé ma conversion, cette insatisfaction s’accentuait négativement d’un volontarisme, d’une quête de performance – notamment scolaire -, d’un esprit de compétition, de comparaison avec les autres, qui ôtaient aux efforts légitimes pour m’améliorer la joie de la gratuité. Alors, redevenir chrétien à l’âge de vingt ans après des années d’agnosticisme, expérimenter la miséricorde du Seigneur – avec l’évangile de Luc et le psaume 138 (139) notamment -, m’émerveiller de l’amour inconditionnel de Dieu, et partant, de la valeur et de la dignité infinie de chacun par-delà tout mérite et tout résultat, voilà ce qui a donné à mon insatisfaction de nouveaux motifs, un nouvel esprit, et d’y voir même un chemin de bonheur. Si le bonheur est moins affaire de satisfaction présente (ce qu’est le « bien-être ») que de sens, d’espoir (de « représentation de l’avenir » selon Boris Cyrulkik), et mieux, d’espérance théologale, alors je peux dire aujourd’hui que je suis profondément heureux.

Comme homme, il m’est resté d’une jeunesse très studieuse cet optimisme – certes illusoire, mais si efficace quant à la manière de voir l’avenir – de croire que toute difficulté, tout problème peut être résolu à force de temps et de travail, d’imagination créatrice et de confiance en soi.

Comme chrétien, il m’est venu de rencontrer le Christ, de méditer son mystère pascal, et par là de croire en ce que la défiance de soi, avec les manques, les échecs et le péché, loin de faire obstacle à Dieu, peuvent être pour celui qui les dépose humblement devant le Christ, l’occasion d’une conversion qui fait entrer plus avant dans son mystère. C’est là le motif d’une espérance qui traverse tout désespoir. La maladie même, dont je fais actuellement l’expérience, peut être un lieu de recentrage sur l’essentiel – nous sommes aimés de Dieu – et de décentrement de soi – pas d’inquiétude, nous pouvons aimer -, d’approfondissement d’une prière qui ne soit pas que de demande, mais de consentement à ce qui est, y compris à mourir, comme le disent le titre et le sous-titre d’un des premiers livres d’un converti, maître-ès-bonheur, mon auteur préféré, le philosophe Fabrice Hadjadj : Réussir sa mort. Anti-méthode pour vivre.

Enfin, pour suggérer de manière plus spécifique ce qui fait le bonheur d’un prêtre, je reprends ce que j’ai écrit l’an dernier après avoir énuméré ce que six ans comme curé en Ségala m’ont fait goûter et admirer d’une vie rurale dont j’ignorais presque tout : « C’est déjà un bonheur profond que de pratiquer l’admiration. Mais la vocation de prêtre n’est pas seulement d’être attentif à ce que tous apportent comme joies ou supportent comme peines. C’est aussi et surtout celle de laisser le Christ les prendre dans son offrande à Dieu lui-même, d’en faire Eucharistie. Un peu de foi catholique suffit pour faire pressentir que se joue ici l’acte de sens « plus que nécessaire » qui donne à toute joie et à toute peine d’être transfigurées par le mystère pascal. Par delà les talents et limites personnelles du prêtre, par delà sa sainteté et son péché, c’est la grandeur essentielle de sa vocation que de porter sacramentellement à son accomplissement cette noble matière faite du « fruit de la terre et du travail des hommes », de toute la vie qu’on lui porte. Puissent des chrétiens, des jeunes, être saisis par la grandeur de cette vocation… et y répondre ! » Il y a là un vrai chemin de bonheur !

p. Raphaël Bui

Un voeu pour 2017


Que nous soyons des hommes de parole !

…des citoyens pour qui la liberté, l’égalité et la fraternité ne soient pas que des mots, en particulier à l’égard des migrants ;

…des politiques qui sans vaine promesse suscitent l’engagement pour le bien commun ;

…des sages qui sachent penser contre eux-mêmes pour accueillir la part de vérité dans une parole adverse ;

…des prophètes qui risquent leur vie sur la Parole qu’ils proclament ;

…des croyants qui incarnent les mots de leurs lectures et de leurs prières ;

…des hommes de foi, identifiables aux actes que cette foi suscite, à l’instar des musulmans dont la pratique – des plus nombreux pour le meilleur, des autres pour le pire – nous oblige à assumer ce d’où l’on vient, ce que l’on croit, ce que l’on veut ;

…des célébrants dont les rencontres préfigurent la pleine et joyeuse communion du Ciel ;

…des chrétiens qui fassent entendre l’Evangile dans leur vie mais aussi dans l’annonce du Christ Sauveur et Seigneur, à l’instar des protestants évangéliques ou du pape François ;

…des catholiques qui osent l’oxymore de l’ « humble fierté » d’être ce qu’ils sont ;

…des prêtres dont l’attitude soit plus éloquente que les homélies ;

…des hommes sur qui l’on puisse compter.

Laïcité et identité chrétienne

Disons-le tout de suite : pour l’Eglise catholique, l’absence de crèches de Noël dans une mairie ou dans un lieu public ne pose pas de problème. Mais leur présence non plus ! Ce qui pose question, c’est que cela soit l’objet d’une énième polémique, comme si la laïcité y était en jeu… Les recommandations décalées de certains responsables de l’Association des Maires de France – sur les crèches ou les concerts à connotation religieuse – nous font sourire, même si elles reflètent un a priori de méfiance à l’égard des religions, un refus des racines judéo-chrétiennes de l’Europe, un oubli de l’histoire de France comme si celle-ci n’avait commencé qu’en 1789, et par suite une volonté explicite de neutraliser le fait religieux selon une laïcité déviée en contre-religion laïciste.

Être chrétien implique de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, et donc d’être laïc. La laïcité est bien la séparation des pouvoirs politiques et religieux, temporels et spirituels, la neutralité de l’Etat à l’égard des religions, et non pas la séparation de la société avec la religion ou le refoulement du religieux dans la sphère privée, autant de contre-médications exacerbant les revendications communautaristes, les replis identitaires et la fragilisation du vivre ensemble, que révèlent pêle-mêle la montée du fondamentalisme musulman, la peur du migrant, le port du voile tout comme l’allergie à son égard, le vote FN comme l’allergie à son égard…

Si le judéo-christianisme a massivement laissé sa trace dans la culture européenne,* les chrétiens n’en sont pas les gardiens jaloux, comme des sortes de « salafistes chrétiens » confondant la foi avec des fruits civilisationnels passés, qu’il s’agirait de défendre contre l’indifférence de la société, l’hostilité des athées, la « concurrence » de l’Islam… Comme le répète le pape François, le risque que court l’Eglise et que courent les chrétiens ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, de l’ « entre-soi », de notre tiédeur dans le témoignage (aux autres) comme dans la prière (au Tout-Autre), de notre timidité à aller « de toutes les nations faire des disciples », à être des « disciples-missionnaires »… Ce qui nous manque en bref, c’est la parrhésia de Saint Paul, autrement dit l’humble fierté d’être chrétien, qui donne une confiance en soi, une liberté de parole, une ouverture aux autres et une dynamique missionnaire, toutes fondées sur la foi en Jésus-Christ, Dieu-fait-homme, la Parole de Dieu faite chair, se faisant conversation avec les hommes.

La fécondité dont nous voulons faire preuve est à conjuguer au présent. La foi en Jésus-Christ donne d’en être les DISCIPLES – sans cesse à son école pour recevoir l’Evangile comme une chance, comme la nouvelle bouleversante d’un Dieu qui nous aime et nous donne sa vie – et des MISSIONNAIRES – sans cesse envoyés par lui vers les autres pour leur témoigner en actes mais aussi en paroles de l’amour même dont nous nous savons aimés. En bref, d’être chercheurs de Dieu et pêcheurs d’hommes !

 

* « Chercher Dieu et se laisser trouver par lui : cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé. Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif – comme non scientifique – la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à l’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable. » Benoît XVI, Discours au Collège des Bernardins, Paris (12/9/2008)

Un vrai sens de l’absolu

« Nul être humain n’échappe à la nécessité de concevoir hors de soi un bien vers lequel se tourne la pensée dans un mouvement de désir, de supplication et d’espoir. Par conséquent il y a le choix seulement entre l’adoration du vrai Dieu et l’idolâtrie. » (Simone Weil, citée dans « Prier 15 jours avec Simone Weil » de Martin Steffens, Ed. Nouvelle Cité, p. 27)

Même individualiste, consumériste, relativiste… notre société ne parvient pas à déprendre l’homme de ce qui le constitue en son fond : une insatisfaction radicale, une recherche incessante de dépassement, un désir d’absolu, qui s’apparentent à ce que l’Evangile des Béatitudes nomme la « pauvreté de coeur » (Mt 5,3). La tradition chrétienne dit de l’homme qu’il est « Capax Dei », en-creux-de-Dieu, avec le « désir naturel de voir Dieu » (Saint Thomas d’Aquin relu par le card. Henri de Lubac dans ses textes sur le « Surnaturel »), un désir qui le dispose à s’adresser à Dieu avec les mots de Saint Augustin : « Tu nous as fait pour toi, Seigneur, et notre coeur est sans repos, tant qu’il ne demeure en toi ». Trouver sa vocation, c’est alors découvrir sa manière personnelle d’aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toute sa force etc… et d’aimer son prochain comme soi-même. L’accomplissement de toute vie passe nécessairement par une consécration à Dieu et aux autres, par la mise en pratique d' »aimer, c’est tout donner » (Ste Thérèse de Lisieux), par la radicalité de l’amour-de-don qui est tout le contraire du « travailler plus pour gagner plus ».

La folie du djihadiste – comme toute folie qui semble exclure du sens commun – est en fait symptomatique du trouble de tous, celui de ne pouvoir/savoir donner sa vie, de ne pas la consacrer à plus grand que soi et de lui préférer son confort. Le djihadiste répond à ce trouble en se croyant appelé par Allah à défendre l’Oumma, ce qui le radicalise dans un héroïsme barbare, où cependant il s’agit davantage d’ôter la vie d’autrui que de donner la sienne, avec aussi la contradiction d’un Absolu incapable de régner sans tueurs. Pour le chrétien, seul le Christ réalise le parfait don de soi, la parfaite consécration de l’amour, et c’est en s’unissant à Lui, en se glissant sacramentellement dans Son sacrifice pascal que le chrétien se retrouve lui aussi donné à Dieu et aux hommes.

 

Autres textes :

– L’article de Samuel Piquet (Causeur, 28 oct. 2015) : Lutter contre le djihadisme, oui mais avec quelles armes ?
– L’article d’Abdennour Bidar (Le Monde, 27 oct. 2015) : L’absence de spirituel est un problème, pas l’Islam
– Un ancien article (ce blog, 3 mars 2015) : Donner sa vie, donner la vie

Qu’est-ce que la vérité ?

« Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38) L’interrogation de Pilate au procès de Jésus, a pris la forme affirmative du nihilisme que Nietzsche a diagnostiqué dès la fin du XIXème siècle, et qui contamine désormais nos mentalités : tout est relatif (même le temps et l’espace, avec Einstein)… à chacun sa vérité… rien (nihil en latin) n’a de valeur objective, universelle… le projet chrétien, occidental, français d’apporter la Vérité, la foi ou les « Lumières », le progrès ou la civilisation aux « indigènes » est aujourd’hui perçu négativement, et même avec repentance.

Si ce processus est en soi un progrès en humilité, en écoute, en dialogue avec les autres cultures et civilisations, si le rapport que nous avons avec « la » vérité est maintenant plus modeste, il n’en reste pas moins que l’erreur ou le mensonge dans l’ordre intellectuel, la faute ou le mal dans l’ordre moral, peuvent et doivent être dénoncés avec netteté. Si un enseignant ne peut déduire d’une copie juste le rapport réel que l’élève entretient avec la vérité, il sait cependant avec certitude qu’une faute qu’il corrige est vraiment fausse. Condamner le mensonge, dénoncer le mal, lutter contre tout ce qui abîme l’homme ou le monde, tout cela reste d’actualité, y compris en temps nihiliste. Et la barbarie qui s’exprime sans retenue au Moyen Orient, le drame que vivent les opprimés de tous continents et de toutes confessions (rohingyas de Birmanie, yézidis de Syrie, chrétiens de Corée du Nord, du sous-continent indien) peuvent et doivent susciter une réaction à la hauteur de cette vérité universelle qu’est la dignité de la personne humaine.

Donner sa vie, donner la vie

Dans son audience du 7 janvier – le jour même des attentats à Paris – le pape François citait une homélie de Mgr Oscar Romero montrant le lien entre le martyre – donner sa vie – et la maternité – donner la vie, une double attitude à laquelle devrait nous disposer notre foi en Celui qui est le chemin, la vérité, la vie. A rebours des logiques de mort présentes aussi bien dans le terrorisme islamique que dans le nihilisme occidental – dont l’avortement et le suicide assisté seraient les symptômes – le christianisme est un art du sacrifice, de la consécration de toute chose par amour de Dieu et des hommes : « Aimer, c’est tout donner et se donner soi-même ». Être baptisé, c’est être configuré au Christ qui se donne pour que nous puissions nous donner à notre tour, qui invite au même don radical que le sien. « Disciples-missionnaires », saurons-nous vivre selon la logique de Pâques : tout recevoir du Christ pour tout offrir à Dieu et à nos frères ?

Cf. la conférence de Fabrice Hadjadj sur « Les djihadistes, le 11 janvier et l’Europe du vide ».

Cf. l’homélie du p. Simon d’Artigue du 2ème dimanche de Carême B (1er mars 2015) sur le sacrifice.

Soumission ou consécration ?

Pour quoi, pour qui sommes-nous prêts à prendre des risques, à payer de notre personne, à donner notre vie ? A quoi, à qui sommes nous prêts à nous consacrer ?

C’est la question que notre société ne pose plus, et dont elle laisse un funeste monopole à l’islamisme. « Soumission« , le dernier livre de Houellebecq semble dire qu’il n’est pas nécessaire que cet islamisme soit sanguinaire : la passion du bien-être de nos démocraties urbaines (Tocqueville), la dissolution nihiliste de tout idéal, l’affadissement du rapport à l’absolu, la déligitimation des pouvoirs qui en résulte (Ibn Khaldun), rendent plausible la dialectique du maître et de l’esclave version 2022 que présente Houellebecq.

Ces maladies de l’occident post moderne rendent plus nécessaire le témoignage des chrétiens d’un rapport à Dieu à la fois humble, paisible et joyeux, et donc non totalitaire, et qui cependant appelle au don total de soi (Ph 2), car fondé sur la configuration au Christ que Lui-même rend possible. S’engager, prendre des risques, payer de notre personne, donner notre vie deviennent possibles, non plus par fanatisme déshumanisant, mais par amour de Dieu et des hommes, « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». C’est ce que nous venons de fêter à la Crèche, et c’est là une bonne nouvelle, y compris pour le politique !