Recevoir ou donner le nécessaire

Dans ce temps de crise sanitaire et économique, les réseaux sociaux donnent de repérer en ce moment deux questions distinctes :

1- Comment résorber le chômage dans une économie en récession, parce que dépendante de la consommation de biens et services dont huit semaines de confinement nous auront fait nous passer ?

2- Pourquoi reporter aussi loin des célébrations d’Église et en premier lieu la messe ?

Leur enjeu n’est évidemment pas le même, ne serait-ce que par le nombre de personnes concernées, mais ces deux questions ont en commun de nous interroger sur ce qui est ou non « de première nécessité », des nécessités d’ordre différent, au sens des trois ordres pascaliens – des corps, des esprits, de la charité.

 

Pour la première question, contrairement au schéma d’un travail finalisé par ce qu’il permet de gagner et de consommer, la crise actuelle rend flagrants :

(1) l’inégalité des échanges Nord-Sud qui sacrifie le travail dans les pays pauvres et tout particulièrement en temps de récession (des centaines de milliers d’ouvrières du textile au Bengladesh sans emploi et donc sans revenu ; des quelques 40 millions de travailleurs migrants en Inde, renvoyés chez eux sans ressource parfois à des centaines de km à pied) : la crise actuelle menace les populations des pays les plus pauvres dans leurs besoins vitaux, parce que le brusque ralentissement du commerce mondial les prive de travail même sous-rémunéré, d’indispensables ressources alimentaires importées, et de débouchés pour leurs matières premières ou leurs industries de main d’œuvre. Le confinement y lamine aussi une économie informelle de survie au jour le jour, sans parler d’autres misères antérieures à cette crise, comme les guerres civiles, l’invasion de criquets à l’Est de l’Afrique, la sécheresse au Sud, la terreur djihadiste au Sahel jusqu’au Mozambique… Sur le risque de pénurie alimentaires, cf. vidéo ICI.

(2) l’impasse pour les pays riches de fonder l’emploi sur une croissance liée à une consommation de biens non nécessaires venant de l’autre bout du monde (30 millions de chômeurs aux États-Unis) : pour les pays les plus riches, alors que leurs besoins essentiels sont satisfaits, maintenir le niveau de vie et résorber le chômage, semblent requérir une croissance incompatible avec la finitude des ressources et l’équilibre écologique. Cette croissance devient hypothétique lorsque le confinement restreint chacun à ne consommer que l’essentiel, rendant vaines l’amélioration ou l’augmentation de biens ou services non nécessaires. L’économie des pays riches s’effondre lorsque l’on s’y contente de dépenser le strict nécessaire !

Tout cela montre que la vraie denrée rare pour tous, le véritable bien de première nécessité, c’est… le travail lui-même, pour lequel nous devons réviser nos objectifs, les motiver autrement, non plus par la consommation de « toujours plus » de superflu ici, rimant avec gaspillage et déséquilibres sociaux et écologiques là-bas, mais plutôt par :

(a) la satisfaction des besoins de ceux qui manquent du nécessaire : là se trouve la vraie réserve de croissance ;
(b) la chance que le travail donne de déployer son énergie et ses talents, d’être utile, de servir.

Au contraire d’une finalité du travail reposant sur ce que l’on y gagne (le hélas trop fameux : « travailler plus pour gagner plus »), il s’agirait de « travailler plus pour se donner plus ». Certes « tout travail mérite salaire ». Pourtant, les semaines passées ont montré bien des exemples d’engagement et d’héroïsme, de dévouement et de fierté au travail, bien que non corrélés avec un salaire à la hauteur. Est-ce alors utopique de faire de la satisfaction non pas de l’envie d’un superflu dont nous avons un peu appris à nous abstraire, mais des besoins vitaux des plus pauvres, le moteur d’une vraie et légitime croissance, d’un vrai travail-don-de-soi ?

Le mot fameux de J.F. Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays », s’applique ici et rejoint la doctrine sociale de l’Église avec son principe de « destination universelle des biens ». Aussi légitime et naturel soit-il, le droit à la propriété – en particulier des fruits du travail – est ordonné et relatif au bien le plus large que l’on puisse faire de son usage. Ce qui peut se traduire de diverses manières : consentir, non seulement de bonne grâce, mais comme un honneur, comme un lien d’appartenance à la communauté nationale, au fait de participer à cette nécessaire redistribution qu’est… l’impôt ; dans nos choix de dépenses, privilégier ce qui contribue le plus et le mieux à créer de l’activité pour ceux qui manquent de travail ; renoncer au dernier gadget technologique pour acheter tel produit local ou équitable ; adopter comme premier critère de réalisation dans mon travail, non le montant du salaire, mais l’utilité qu’il a pour les plus pauvres ici et là-bas ; même avec des projets futurs, s’interdire de thésauriser pour thésauriser ; envisager comme l’a évoqué le pape François un « salaire de base universel« …

Il se trouve que la question sur la messe a des accents analogues, avec le risque de la réclamer en la comprenant comme ce-dont-le-confinement-nous-aura-privé, voire ce-dont-tel-ou-tel-voudrait-nous-priver avec un étonnant soupçon d’atteinte à la liberté de culte alors qu’il ne s’agit que de simple précaution sanitaire. Une telle attitude reviendrait à voir dans la communion un bien surnaturel certes, mais guère mieux qu’un produit de consommation à obtenir. Avec la célébration des sacrements, avec la liturgie – étymologiquement « service public » par le peuple – la vraie question est en réalité celle du psalmiste : « comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? » (Ps 115), ce qui en régime chrétien se traduit en louange (rendre grâce à Dieu) et en amour (servir son prochain), nous décentre de nos « besoins » propres et nous oriente vers le tout-Autre et vers autrui.

« Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte. » (Rm 12,1) L’Eucharistie en est certes la source et le sommet, mais elle est célébrée pour la gloire de Dieu et le salut du monde, pour qu’un tel don de soi de notre part, en louange à Dieu et en service du frère, un tel sacrifice, soit toujours et en tout lieu effectif.

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