Rencontre à la mosquée

Venus avec Daniel Joulia pour une visite fraternelle et impromptue de catholiques auprès de la communauté musulmane, nous avons eu hier soir à la mosquée de Rodez un échange des plus profonds à la suite des récents attentats. Sur le sens que nous essayons de trouver à tout cela ; sur la signification du martyre comme point d’orgue d’une vie donnée aux autres ; sur ce que les débuts de son histoire expliquent des consonances et des dissonances de l’Islam comme civilisation avec les lois de la République ; sur ce qu’il appartient à chacun – croyants ou non, religieux ou laïcs, chrétiens ou musulmans – de faire pour prévenir la radicalisation djihadiste. Parce qu’avec 20% de « convertis » parmi les djihadistes français, de jeunes issus de milieux de culture chrétienne (et même certains catéchisés) ou laïque (au sens d’agnostique ou d’athée), ce cancer n’est pas que l’affaire des musulmans, ou des politiques, ou des services de sécurité, mais il interpelle toute la nation qui peut s’interroger sur ce qui est offert à sa jeunesse comme raisons de s’engager, mais plus encore de vivre et de donner sa vie. Mais c’est aussi l’affaire des musulmans, qui suppose une remise à plat de leur organisation, plus démocratique, plus représentative, plus proche des préoccupations des « musulmans de base » horrifiés par tout ce qu’ils perçoivent comme perversion de leur foi. Mais cela suppose aussi, une réflexion sur la transmission de cette foi. « Le Coran, c’est comme une forêt. Il y a des bonnes plantes, il y en a de mauvaises. Il faut savoir trier. » ai-je eu la surprise d’entendre d’un de nos plus anciens interlocuteurs musulmans.

Un mois après les attentats de Paris…

Voici la déclaration commune que les signataires ci-dessous, nous publions ce dimanche 13 décembre 2015 :

Après des citoyens ciblés parce que juifs, enfants et adultes, après des soldats et policiers ciblés parce que gardiens de notre sécurité, après des journalistes ciblés pour l’usage de leur liberté d’expression, voici que des barbares aux thèses mortifères s’attaquent sans distinction à notre communauté nationale. Comme les idéologies totalitaires du siècle dernier, une nouvelle barbarie prend pour cibles des innocents.

Hommes et femmes de l’Aveyron, de religions différentes – juifs, chrétiens, catholiques, protestants, musulmans – nous sommes tous atterrés et meurtris par les conflits et la haine qui sévissent dans ce monde et désormais en France, notre patrie, et nous exprimons notre plus profonde compassion aux familles des victimes et aux blessés, qui ensemble voulaient seulement chanter, s’amuser, rire et dîner.

Les crimes contre des innocents sont inadmissibles et ne pourront défaire la fraternité, l’unité et l’indivisibilité de la France. Toutes nos religions condamnent la haine, le meurtre, les actes terroristes, la violence qui humilie les hommes et discrédite la cause de ceux qui l’utilisent, quelle que soit la cause. Conformément à nos valeurs spirituelles et morales, nous rejetons catégoriquement et sans ambiguïté le terrorisme extrémiste usurpateur du nom de l’Islam, et toute forme de violence qui sont la négation des valeurs de paix et de fraternité que nous voulons porter ensemble, et nous affirmons que toute vie est sacrée. Nous appelons les hommes et les femmes de bonne volonté à la résistance, à ne jamais abdiquer face au mal, et nous sommes reconnaissants à l’égard de nos services de sécurité, policier et militaire qui œuvrent pour notre protection, en y associant tous les personnels soignants et sauveteurs pour leur courage et leur dévouement.

Des attiseurs de haine comptent entraîner notre pays dans un cycle de violence pour le déstabiliser, pour en fracturer la cohésion sociale. Au-delà de ces heures d’émotion, nous, croyants, nous voulons nous opposer aux fanatiques manipulateurs de conscience, mais aussi à ceux qui voudraient faire de l’islamophobie une politique, aux prêcheurs du choc des civilisations qui imputent globalement à l’Islam ces dérives extrémistes, en pratiquant l’amalgame entre nos concitoyens de culture ou de religion musulmane, et terroristes islamistes. Nous appelons aussi nos compatriotes musulmans de France à consolider leur attachement à la France et aux valeurs de sa devise, à édifier les ponts d’amitié et de fraternité avec leurs concitoyens, à agir pour plus de justice sociale.

Le dialogue, et tout particulièrement celui des religions et des cultures, est plus que jamais vital, comme antidote à toute forme d’extrémismes, religieux ou non-religieux. Nous, représentants cultuels et communautaires, croyants de différentes religions en Aveyron, nous pouvons témoigner d’un long chemin de paix et de fraternité, nous rencontrant régulièrement pour partager en toute amitié, franchise et vérité toutes sortes de sujets, avec nos engagements dans la cité. Pour lutter contre l’extrémisme et les dérives auto-destructrices, il nous faudra cependant revenir sur les causes, les raisons qui ont poussé de jeunes français à commettre de tels crimes, et traiter enfin le problème en profondeur, s’interroger sur un vide de sens que notre société consumériste ne peut étancher par « du pain et des jeux ». Une autocritique, un examen de conscience seront nécessaires à tous, croyants ou non, et la bonne volonté et les discours ne suffiront pas.

Que Dieu nous en donne le courage et protège la France et tous ses enfants : ceux d’ici et ceux d’ailleurs, ceux qui combattent et ceux qui ont peur !

Mimoun BOUJNANE Raphaël BUI Simon MASSBAUM Luc SERRANO
Président de l’Association Cultuelle des Musulmans de Rodez Responsable du Service Diocésain des Relations avec les Musulmans (Eglise Catholique) Délégué du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF) en Aveyron Pasteur de l’Eglise Protestante Unie de France (Rodez)

A propos de l’Islam…

En réponse à une question posée par une amie sur l’Islam :

Partagée entre les “naïfs” qui disent qu’il n’y a aucun problème avec l’Islam, qu’il nous faut être ouverts et tolérants… patati, patata… et d’autre part les alarmistes qui nous annoncent les pires horreurs, pas facile de raison garder sans faire l’autruche ni crier un peu vite “au loup” ! Comment réfléchir sereinement et le plus objectivement possible sur ces questions ?

Concernant l’Islam, je suis pris dans le même dilemme que toi, et nous ne sommes pas les seuls.

D’une part, on peut et on doit pratiquer une bienveillance de principe qui va parfois jusqu’à une admiration de fait pour tels ou tels musulmans qui vivent un humanisme édifiant qu’ils relient explicitement à leur foi musulmane. Cela interdit de les assimiler aux islamistes, qu’ils soient sanguinaires ou simplement salafistes. Les rencontres avec les responsables musulmans de la mosquée de Rodez me donnent ainsi de rencontrer de très belles figures de croyants, dont je ne peux douter du pacifisme et de la modération, et avec qui j’ai vraiment plaisir non seulement de discuter, mais aussi de travailler dans le cadre du groupe des « Religions pour la Paix ».

D’autre part, on ne peut se limiter au seul discours du « pas d’amalgame », à cause du constat fait par des penseurs comme Philippe d’Iribarne ou même musulmans comme Abdennour Bidar, de la perméabilité du monde musulman – et en particulier des jeunes musulmans européens – au traditionalisme salafiste ou wahhabite, à l’intégrisme et donc à l’intolérance, au refus du dialogue et du débat, du fait même de la théologie fondamentale de l’Islam, qui est foncièrement un fondamentalisme, une « idolâtrie du livre » : croire qu’un livre (que les musulmans même modérés considèrent comme « incréé ») donne un accès direct à la Vérité avec un grand V, à la Parole de Dieu sans falsification, dans la langue même de Dieu. C’est là une source potentielle de violence, et c’est le diagnostic qu’avait fait Benoît XVI dans sa fameuse conférence de Ratisbonne (2006). Le Coran est aussi pour moi le discours autoréférentiel par excellence : le Coran dit la vérité parce que c’est écrit dans le Coran ! Un discours que l’on ne peut ni affirmer, ni infirmer, un discours indécidable dirait Kurt Gödel, et il en faudrait peu pour le dire absurde, ou à tout le moins, contradictoire, sauf à ce que l’on rentre dans les arguties des versets abrogeant ou abrogés.

Alain Besançon critique lui aussi la naïveté d’un dialogue qui occulterait ces aspects des choses, et s’en est déjà entretenu avec les évêques de France. Je suis d’accord avec lui en avouant à la fois une admiration pour « la foi des musulmans » (du moins de certains) et pour certains aspects culturels dont le monde musulman s’est historiquement fait le relais – mais qu’il faut aussi savoir relativiser comme le fait à juste titre Sylvain Gouguenheim -, et en même temps un profond rejet, voire une horreur de l’Islam en tant que doctrine, source juridique et même civilisation, si tant est que les rapports homme-femme, croyant-incroyant, foi-raison, religion-politique font partie des traits d’une civilisation, dont Mohammed serait le modèle d’humanité. J’adhère même aux thèses passionnantes mais inaudibles d’Edouard-Marie Gallez sur les origines judéo-nazaréennes de l’Islam, que je rêve de partager un jour à mes partenaires de dialogue.

Ma curiosité me pousse pourtant à continuer dans cette voie paradoxale voire schizophrène du dialogue islamo-chrétien, avec surtout le sentiment que pour la société française il n’y a pas d’alternative à ce dialogue. J’aime particulièrement la position de Fabrice Hadjadj dans le dialogue qu’il vient d’entretenir avec Abdennour Bidar dans Figarovox le 5 juin dernier, et qui renvoie non pas à l’Islam comme source de problèmes pour la France, mais au malaise qu’a la France avec elle-même. Cf. aussi une conférence très éclairante qu’il a faite sur le djihadisme et le nihilisme occidental.

Le dialogue théologique avec l’Islam étant quasiment impossible, il reste le dialogue de vie, celui du vivre ensemble, que l’on essaie de cultiver avec le groupe des « Religions pour la Paix ». Nous organisons notamment une après-midi de rencontres intitulée « Osons le partage », samedi 26 septembre de 14h à 18h au parc de Vabre (venir avec pâtisserie et boissons). On pourra aussi y dialoguer sur tous les sujets que l’on veut, y compris ceux qui nous inquiètent…

Qu’est-ce que la vérité ?

« Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38) L’interrogation de Pilate au procès de Jésus, a pris la forme affirmative du nihilisme que Nietzsche a diagnostiqué dès la fin du XIXème siècle, et qui contamine désormais nos mentalités : tout est relatif (même le temps et l’espace, avec Einstein)… à chacun sa vérité… rien (nihil en latin) n’a de valeur objective, universelle… le projet chrétien, occidental, français d’apporter la Vérité, la foi ou les « Lumières », le progrès ou la civilisation aux « indigènes » est aujourd’hui perçu négativement, et même avec repentance.

Si ce processus est en soi un progrès en humilité, en écoute, en dialogue avec les autres cultures et civilisations, si le rapport que nous avons avec « la » vérité est maintenant plus modeste, il n’en reste pas moins que l’erreur ou le mensonge dans l’ordre intellectuel, la faute ou le mal dans l’ordre moral, peuvent et doivent être dénoncés avec netteté. Si un enseignant ne peut déduire d’une copie juste le rapport réel que l’élève entretient avec la vérité, il sait cependant avec certitude qu’une faute qu’il corrige est vraiment fausse. Condamner le mensonge, dénoncer le mal, lutter contre tout ce qui abîme l’homme ou le monde, tout cela reste d’actualité, y compris en temps nihiliste. Et la barbarie qui s’exprime sans retenue au Moyen Orient, le drame que vivent les opprimés de tous continents et de toutes confessions (rohingyas de Birmanie, yézidis de Syrie, chrétiens de Corée du Nord, du sous-continent indien) peuvent et doivent susciter une réaction à la hauteur de cette vérité universelle qu’est la dignité de la personne humaine.

Donner sa vie, donner la vie

Dans son audience du 7 janvier – le jour même des attentats à Paris – le pape François citait une homélie de Mgr Oscar Romero montrant le lien entre le martyre – donner sa vie – et la maternité – donner la vie, une double attitude à laquelle devrait nous disposer notre foi en Celui qui est le chemin, la vérité, la vie. A rebours des logiques de mort présentes aussi bien dans le terrorisme islamique que dans le nihilisme occidental – dont l’avortement et le suicide assisté seraient les symptômes – le christianisme est un art du sacrifice, de la consécration de toute chose par amour de Dieu et des hommes : « Aimer, c’est tout donner et se donner soi-même ». Être baptisé, c’est être configuré au Christ qui se donne pour que nous puissions nous donner à notre tour, qui invite au même don radical que le sien. « Disciples-missionnaires », saurons-nous vivre selon la logique de Pâques : tout recevoir du Christ pour tout offrir à Dieu et à nos frères ?

Cf. la conférence de Fabrice Hadjadj sur « Les djihadistes, le 11 janvier et l’Europe du vide ».

Cf. l’homélie du p. Simon d’Artigue du 2ème dimanche de Carême B (1er mars 2015) sur le sacrifice.

Société et religion

Les crimes et exactions islamistes du début de l’année en France, mais aussi – ne l’oublions pas – au Nigéria, au Niger, au Pakistan… ont rendu plus urgente la quête d’un juste rapport entre société et religion, en particulier avec l’Islam qui est à la fois une mystique et une culture mais aussi une politique – au sens d’un art de vivre en société.

Le christianisme a mis des siècles à redécouvrir ce qui se trouvait dès son fondement : la distinction de la nature et de la grâce, et donc des pouvoirs temporel et spirituel : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Mt 22,21, Mc 12,17 ou Lc 20,25). Même si la loi de 1905 a été instituée dans un contexte conflictuel entre l’Etat et l’Eglise, les chrétiens s’accommodent d’autant mieux de cette laïcité qu’elle découle de ces distinctions. Une laïcité comprise non pas comme la négation du fait religieux ou son cantonnement à la sphère privée – ce laïcisme que l’on a hélas entendu récemment dans certains discours anti-religieux -, mais comme liberté de conscience assurée par la République, libre croyance ou non de chacun, neutralité de l’Etat vis à vis des religions pour garantir la liberté de culte.

Les musulmans de France peuvent voir cette laïcité à la française comme une chance, car leur foi pour être sincère ne saurait résulter d’une obligation ou d’un conformisme familial, culturel ou social. De leur côté, les chrétiens gagneraient à oser affirmer leur foi avec l’ « humble fierté » (la parrhésia de Saint Paul) de se savoir aimés de Dieu, sauvés par le Christ et appelés à en témoigner en acte et en parole.

Soumission ou consécration ?

Pour quoi, pour qui sommes-nous prêts à prendre des risques, à payer de notre personne, à donner notre vie ? A quoi, à qui sommes nous prêts à nous consacrer ?

C’est la question que notre société ne pose plus, et dont elle laisse un funeste monopole à l’islamisme. « Soumission« , le dernier livre de Houellebecq semble dire qu’il n’est pas nécessaire que cet islamisme soit sanguinaire : la passion du bien-être de nos démocraties urbaines (Tocqueville), la dissolution nihiliste de tout idéal, l’affadissement du rapport à l’absolu, la déligitimation des pouvoirs qui en résulte (Ibn Khaldun), rendent plausible la dialectique du maître et de l’esclave version 2022 que présente Houellebecq.

Ces maladies de l’occident post moderne rendent plus nécessaire le témoignage des chrétiens d’un rapport à Dieu à la fois humble, paisible et joyeux, et donc non totalitaire, et qui cependant appelle au don total de soi (Ph 2), car fondé sur la configuration au Christ que Lui-même rend possible. S’engager, prendre des risques, payer de notre personne, donner notre vie deviennent possibles, non plus par fanatisme déshumanisant, mais par amour de Dieu et des hommes, « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». C’est ce que nous venons de fêter à la Crèche, et c’est là une bonne nouvelle, y compris pour le politique !

Pour quoi combattre…

Un siècle après le début de la guer­re de 14-18, nous éprouvons un sentiment d’étrangeté devant le patriotisme, l’abnégation des français de l’époque, qui a pu les engager dans cette boucherie que fut la « Grande Guerre ».

Notre mentalité actuelle si éloignée de la leur, rendrait impossible un tel sacrifice. A l’inverse, le fondamentalisme islami­que en Irak et en Syrie, mais aussi au Nigéria et en d’autres terres d’Islam, attire certains dans le djihad, dont l’extrême violence, la barbarie à l’égard des minorités religieuses révoltent les hu­ma­nistes de tout bord.

Le sens du sacrifice serait-il aujour­d’hui le monopole du fanati­que ? Fa­ce au fanatisme, sommes-nous prêts à traduire nos convictions huma­nis­tes en actes, en lutte, en don de soi, sans lesquels ces convic­tions ne seraient que postures ? Notre pacifis­me actuel est-il ce­lui du courage de chercher la paix quoi­qu’il en coû­te, ou celui de la lâche­té de refuser de défen­dre quoi que ce soit, parce que l’on ne croirait en rien ?*

Ni fanatisme, ni relativisme, un autre mode de conviction est possible, assez épris de la vérité pour ne pas s’en croire propriétaire, pour la rechercher dans le dialogue avec l’autre, et la défendre lors­qu’elle est menacée. Le pape François, le 17 août der­nier, dans son dis­cours aux évêques de Corée le disait : une identité chrétienne for­te est néces­saire pour dialoguer. Cultivons cette identité-là ! Nous essaierons de le mettre en pratique avec nos frères musulmans, le 27 septembre à Rodez.

* Une pétition que j’ai signée : http://www.aunomdelhumanite.fr

Les religions pour la paix, et si l’on s’exerçait au dialogue…

Merveilleuse journée de rencontre islamo-chrétienne à Rodez, hier, qu’il nous faudra relire avec le groupe des « Religions pour la Paix » qui se rencontre depuis dix ans. Nous avions voulu partager à davantage de fidèles de nos communautés respectives, catholiques, protestants, musulmans, le goût que nous avons de nous rencontrer, de dialoguer, de nous connaître pour aborder les sujets d’actualité ou de société susceptibles de rassembler ou de diviser les croyants. La violence religieuse, la liberté d’expression, le statut de la femme, la laïcité, la transmission etc…

 

Ces quelques heures passées au centre social Saint Eloi, à Rodez, ont permis de faire vivre cela à davantage que la vingtaine de membres des « Religions pour la Paix », en particulier aux tables rondes de l’après-midi, passionnantes pour les auditeurs, comme pour les partenaires d’un dialogue sans tabou, mais toujours vécu avec un immense respect.

 

En soirée, c’est une leçon de respect, et d’écoute de l’autre dans ce qu’il dit de sa foi, une leçon fondée sur un compagnonnage durable, mais aussi sur un recul historique particulièrement éclairant, que nous avons eu avec la conférence-débat du p. Christian Delorme et du Dr Wassim Hamie. En voici les notes prises ce soir, et qui n’engagent pas les conférenciers. Comme le disait en introduction le Dr Hamie, le bien que produiront ces mots vient de Dieu, les erreurs de moi !
Dr Wassim Hamié
Le dialogue islamo-chrétien à Albi s’est institué à l’occasion de la mort tragique des moines de Tibbhirine. Condition du dialogue, c’est le respect, qui ne demande pas de qualification particulière. La manière « sèche », manquant de respect, dont les occidentaux parlent de Jésus, de Marie, des prophètes, choque les musulmans qui arrivent en France. La piété est pour le musulman la qualité première de l’être humain.
La place de l’homme tel que le Coran le dit se trouve dans la 2ème sourate dite de la vache « Al-Bakhara » – un titre qui dit l’importance de la domestication des animaux par l’homme – qui vient d’une polémique autour d’une affaire de sacrifice d’une vache, évoque l’établissement de l’homme comme « calife », lieutenant de Dieu, chef… L’humanité est destinée à régner sur la terre. Le mot « calife » signifie aussi « successeur » du Prophète, dans la succession de l’histoire passée. Le récit de la 1ère désobéissance d’Adam et Eve, les deux ensemble, de leur repentir, dit la possibilité d’un pardon sans intermédiaire : pas de péché originel donc. La sourate – mot arabe qui signifie « rempart », comme un chapitre encadré – de la vache, dit que c’est ainsi que l’on a fait de vous, communauté islamique, une communauté intermédiaire, agissant dans la société, ni violente, ni retirée de la société. Le verset dit du trône dit la définition de Dieu, transcendante, englobant le ciel et la terre, sublime et grand. Pas de divinité autre que lui, le vivant, l’immuable. Enfin, voilà la sourate qui dit : « point de contrainte en religion ». Dans le dictionnaire de la religion, il n’y a pas le mot contrainte. C’est fondamental pour vivre en société. La même sourate (la seule) parle du jeûne du Ramadan. D’autres versets parlent du pèlerinage, du divorce, du refus du prêt à intérêt, de l’usure sur l’argent, de la finance pour la finance. A la fin de la sourate « Al Bakhara » il est dit que Dieu ne charge jamais une âme au-delà de ses capacités. Dieu ne nous blâme pas si on oublie…

Le programme du musulman sur la terre implique le refus de la violence et de l’autorité. Le musulman est libre. Le meilleur parmi nous, c’est le plus pieux. La sourate 6 verset 149 définit la piété à partir de la montée du croyant pour connaître ce qui est permis et ce qui est défendu : n’accorder à Dieu aucun associé, respecter ses parents, s’occuper des pauvres, refuser les turpitudes et les mauvaises actions, ne pas tuer l’âme que Dieu a refusé que l’on tue… ne pas approcher de l’argent de l’orphelin avant sa majorité, mesurer ce que l’on pèse, être juste dans la parole, ne pas favoriser la parenté, être fidèle dans ses pactes, suivre le droit, ne pas s’en écarter… La piété est définie par les 10 commandements, la plate-forme commune aux 3 religions, qui sert l’humanité, la société.
Le Coran accorde une place centrale à Marie. On a rapproché les versets bibliques et coraniques (sourate 30) et l’on voit que l’Islam honore davantage la vierge Marie.
P. Christian Delorme
Merci de m’avoir convié à cette fête, cet anniversaire. J’ai pu parler à un certain nombre d’entre vous, découvrir les liens d’amitié que vous avez construits. C’est exemplaire. Je vois beaucoup de choses en France et peu de lieux vivent cela autant qu’ici.
Je suis heureux du nombre que vous êtes, de votre diversité, de la présence de l’évêque, des responsables musulmans.
Les chrétiens ont pu goûter le témoignage de foi, érudite et réfléchie du Dr Wassim Hamié. En France, on n’a pas conscience que le Coran est pour les musulmans un moyen de vie spirituelle. Il y a chez eux un amour du Coran et de l’arabe. On va plutôt chercher des versets qui posent problème, sans voir la globalité du Coran. Vous avez l’expérience d’être libanais, avec une liberté de parole particulière.
Cette sourate Bakhara, de la génisse, la plus longue du Coran, résume l’Islam. Dans nos églises, on ne mesure pas cela. Mais les musulmans aussi ne mesurent pas le lien très particulier que les chrétiens ont avec la Bible, qui est une bibliothèque. Leur rapport est différent de celui du musulman au Coran. Nous sommes aussi amoureux de ce texte, mais autrement. Je commence par cela : ce dont nous avons besoin dans nos communautés, chrétiennes et musulmanes, c’est d’apprendre le respect du texte sacré de l’autre. Je suis peiné d’entendre des gens non instruits ou au contraire savants, parler de manière désobligeante de tels textes. Il n’y a pas tant d’autres textes qui ont produit autant de choses que ces textes sacrés. Si nous apprenions à les regarder avec un infini respect, ces textes religieux, le monde s’en porterait mieux. Ceux qui connaissent des musulmans de près, savent quel rapport ils entretiennent avec le Coran, même s’il y en a aussi d’autres qui en ont une lecture fondamentaliste, littérale.
Je pourrais dire le goût des chrétiens pour l’Evangile et les paroles de Jésus. Je préfère parler des grands bouleversements que l’on connaît aujourd’hui, mais pour les voir avec du recul, privilège de l’âge. On est dans une situation nouvelle au plan mondial et français, avec la montée de l’Islam.
Être vieux permet de voir les choses dans la durée. Ceux qui comme moi ont 60 ans et plus, se rappellent que l’on ne disait rien de l’Islam il y a 40 ans ; il y avait des figures admirables de missionnaires, comme Charles de Foucauld. On associait l’Islam à une religion tranquille, de bergers ne posant pas de problème. On disait « les pauvres musulmans, ils n’ont pas découvert la grandeur du Christ. » On parlait plutôt du péril jaune ou du péril communiste. A la fin des années 70, la guerre du Liban a modifié la perception de l’Islam en France (otages, violences interreligieuses) ainsi que la révolution iranienne en 1979, qui est d’abord révolution politique, mais aussi religieuse, avec une société organisée par des règles se prévalant de l’Islam. Il n’y avait jamais eu de révolution islamique avant ! On réalise alors qu’autour de l’Islam, des peuples ayant connu des périodes de domination extérieure (colonisation, mandat), ou intérieure (dictature), qui n’en peuvent plus de l’humiliation, s’appuient sur l’islam comme « religion de la justice ». L’Islam apparaît alors comme force de révolte, qui peut être canalisée par des partis religieux, ce que l’on voit en Egypte, en Tunisie, avec les frères musulmans, qui sont un parti religieux et politique. On est dans une grande révolution qui est une nouveauté dans le monde de l’Islam, et pour nous, avec des conséquences mondiales.
Au niveau français, là-aussi, la France en mai 68 était blanche. Il y avait déjà des immigrés, mais qui vivaient dans la marge. Dans les manifestations de mai 1968, il n’y avait pas d’immigrés. Aujourd’hui, nous sommes dans une société avec un mélange de population comme il n’y en a jamais eu. 3 à 18 millions de musulmans… selon les estimations. En gros, 10% de la population a un lien avec l’Islam, 25% dans certains quartiers, 40% dans des quartiers de Marseille, 60% dans certains de Seine Saint Denis. Le monde bouge. Des choses nouvelles apparaissent, et cela dérange. Les musulmans devraient aussi voir que l’histoire des relations entre l’Eglise et la société a longtemps été conflictuelle. La révolution française a été un grand traumatisme pour l’Eglise, avec sa séparation d’avec la monarchie. C’est la papauté qui a poussé l’Eglise de France à une séparation d’avec l’Etat, à la fin du XIXème siècle, et cela ne s’est réalisé qu’après la 1ère guerre mondiale. Deux siècles de conflits, qui ont abouti à une paix qui a mis du temps à se construire, notamment dans le face à face Eglise-République.
Or, voici qu’apparaît l’Islam, présent dans la sphère publique comme les églises ne le sont plus. Les musulmans n’ont pas cette mémoire de cette histoire conflictuelle. Quand en 1989 apparaît la 1ère affaire du voile en France, la peur qui a animé la société française n’était pas la peur de l’Islam, mais celle du cléricalisme, d’une intrusion des religieux dans une autre sphère que la leur : « on a chassé les curés des écoles, ils ne dictent plus la morale, et voici que l’Islam entre par les fenêtres ».
Notre approche du monde musulman en France est marquée par le contexte international, avec les violences où l’Islam est impliqué (Irak, Syrie, Pakistan…). Cela fait que l’on voit en le musulman, la figure que nous livre l’actualité. Il y a aussi une situation difficile au plan social et économique, qui touche davantage les couches populaires les plus récemment arrivées. Le chômage – cf. la crise des OS au début des années 80 – touche aussi les fils des immigrés. On associe Islam et problèmes sociaux, mais les mêmes difficultés d’intégration et de chômage touchent les immigrés antillais ou africains.
Le mouvement salafiste, grosso modo initié en Arabie Saoudite (qui est saoudite depuis le XXème siècle) par un courant au départ très minoritaire, devient majoritaire dans les cadres de l’Islam.
En France, contrairement à l’image que l’on en a, on a beaucoup de chance, car l’immense majorité des français se refuse au racisme, avec des phénomènes contradictoires. On aura une grande méfiance à l’égard des jeunes, des garçons en bas des tours. Est-ce du racisme ? Parfois. Parfois, c’est plutôt de l’agacement à l’égard de certains comportements. Les mêmes seront accueillants à l’égard de jeunes femmes musulmanes, jugées « impeccables ». Le racisme à la française, c’est aussi cela. Même chose pour l’islamophobie : on construit beaucoup plus facilement des mosquées aujourd’hui qu’il y a 15 ans. Elles sont jugées préférables à l’Islam des caves. La société française est beaucoup plus pacifiée que l’on ne croit : bien plus pacifique et intégrée qu’en Espagne, Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, où les communautés sont séparées. En Espagne, les marocains sont beaucoup plus discriminés qu’en France avec des conditions de vie très difficiles. C’est l’héritage de l’histoire. Ici, on a plus d’habitude de la rencontre.
Nous avons avec la « communauté musulmane française » – moins définie que relevant d’un sentiment diffus d’appartenance, par delà les différences entre algériens et marocain, libanais et maghrébins – celle qui en Europe est la plus loyale à la société. On parle toujours des situations qui posent problème, mais l’ensemble de la communauté musulmane est soucieuse de la paix sociale.
La population musulmane algérienne représente la moitié des musulmans de France. Lors de la décennie noire des années 90 (entre 1992 et 2012, 200.000 personnes sont mortes en Algérie : ce serait l’équivalent de 600.000 personnes en France !), on a eu peur que les problèmes d’Algérie se transposent en France. En fait, les franco-algériens de France ont tout fait pour éviter cela. On ne dit pas assez qu’ils nous ont protégés d’une importation de la violence algérienne en France. De même, dans 98% des cas des attentats déjoués par la police, cela a été grâce à l’aide de musulmans. La meilleure protection de la paix religieuse en France, c’est la communauté musulmane en France. C’est de l’intérêt de la France de laisser la place à un Islam officiel, en ayant des interlocuteurs reconnus, et respectés.
Avec l’affaire du voile islamique, Jacques Chirac a voulu légiférer sur le port du voile à l’école sans consulter les musulmans. Beaucoup de musulmans qui ne voulaient pas forcément que leurs filles soient voilées, ont été choquées par cette loi. Mais la loi votée, elle a été acceptée et appliquée par les musulmans. Les seuls cas de résistance ont été le fait de musulmans d’origine turque en Alsace.
Le respect quant au texte et à la foi de l’autre. Un regard juste sur les musulmans de France.
Qu’ajouter de plus ?
Le mot respect résonne autant chez les âgés et les jeunes. On est tous sensible au manque de respect. Souci de se respecter au nom d’une commune humanité. La réintroduction de cours de morale à l’école voulue par le ministre de l’éducation nationale peut effectivement apprendre un vivre-ensemble dans une famille, un quartier, un espace public. C’est important. Tout être a droit à un infini respect, moi comme toi.
Lorsque nous sommes entre croyants, dans le dialogue interreligieux, il y a lieu d’écouter l’autre. Peu de chrétiens ont écouté des musulmans parler de leur foi, de leur rapport au texte, de leur perception du Prophète. Je le dis aussi à des musulmans, et j’ai été heureux de voir que nos amis musulmans ont pris la Bible proposée par nos frères protestants… en fait par les catholiques. Idem pour entrer dans le Coran, même si la lecture demande des outils, et pour cela écouter l’autre nous en parler.
Le dialogue islamo-chrétien bute sur des questions radicales. Votre connaissance mutuelle vous permet d’aller directement sur ces questions. Il faut accepter de ne pas comprendre. Des chrétiens moyens en France, différemment des chrétiens orientaux (plus littéralistes, plus accueillant au merveilleux), ne comprennent pas ce que vit un musulman. Idem pour un musulman vis-à-vis de ce que vit un chrétien, en particulier sur ce que nous disons de Jésus, fils de Dieu. Il faut accepter de ne pas comprendre, et de regarder l’autre, dans ce que sa foi transforme en lui. Comment le Coran change le musulman, et l’Evangile le chrétien. Quel lien as-tu à celui que tu appelles le fils de Dieu ressuscité, et qu’est-ce que cela change pour toi ?
Les choses deviennent alors très différentes. Je connais des musulmans qui sont capables de parler de la foi chrétienne aussi bien et mieux que moi. Rachid Benzine, mon ami, était le 1er musulman que je rencontrais qui avait assez rencontré de chrétiens pour connaître ce qu’ils vivent de l’intérieur.
Importance du cheminement d’amitié qui dure depuis des années. On peut se respecter car on a appris à s’aimer.
Débat
Que faut-il penser de la réaction des uns et des autres sur les caricatures ?
WH : à Albi, on en a très peu parlé, car on a compris que c’était de la provocation pure. Je suis très attaché à la liberté de penser et de s’exprimer. On a le droit de dire ce que l’on veut, mais on n’a pas alors à demander la protection de la police. Le débat interreligieux sur le dogme est encore plus loin d’aboutir que celui qui a eu lieu à l’origine de l’Islam, et qui n’a pas abouti. L’Institut Catholique a fait un choix heureux de choisir un musulman de terrain plutôt qu’un intellectuel pour parler de l’Islam.
CD : Charlie Hebdo est d’abord une entreprise commerciale, avec une idéologie libertaire : « ni Dieu, ni maître ». La liberté de pensée appelle en fait à une responsabilité. Au moment où des magazines – en particulier Newsweek – faisaient leur titre sur « la rage des musulmans » qui était un phénomène marginal, ils n’ont presque pas parlé du voyage de Benoît XVI au Liban, avec la participation de tous les responsables musulmans et le souci de tous de faire de ce séjour un temps de paix.
Par rapport aux caricatures, nous ne nous rendons pas compte que nous appartenons à une culture qui a développé des choses qui ne se sont pas développées de la même manière en Islam : le rapport à l’image et au corps. Cf. la remarque de musulmans qui s’étonnent que l’on puisse prier sans distraction dans une église remplie de statues et d’images. Nous sommes dans une culture de l’image, héritiers des grecs. Idem pour le corps, avec une culture du dévoilement du corps, de la mixité. On a cela dans nos gênes, alors que l’Islam est dans la culture du refus de l’image et le voilement du corps. Les sociétés occidentales se sont construites depuis le XVème siècle dans la raison critique, avec l’habitude de tout critiquer. D’autres cultures ne sont pas moins intelligentes mais avec un autre usage de la raison.
Quelles sont vos réactions par rapport à l’analyse historique du p. Delorme ?
WH : Le chemin parcouru depuis 30 ans est important, avec de plus en plus de dialogue, de connaissance mutuelle, notamment sur la vie spirituelle du musulman. Les musulmans, nous devons faire savoir les valeurs que nous transportons, le fait que nos sociétés sont très paisibles, conviviales, curieuses de l’ailleurs et de l’étranger… La sourate 5 de la table servie (v. 48) : « si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. » La diversité est voulue par Dieu. Le Coran ouvre la voie libre à tout être humain de vivre comme il veut. C’est une réalité humaine. Nous faisons des appels à participer à la vie sociale, aux élections. Avec les marocains, aux fêtes musulmanes à Albi, tout le quartier est inondé de gâteaux arabes. Ne pas être intimidés ! Le p. Delorme a raison de dire que c’est une chance d’être en France. La laïcité protège tout le monde. Les valeurs que nous vivons dans nos maisons ne peuvent que faire progresser la société. Par exemple en fin de vie.
Avec les thèses de droite et d’extrême-droite de renvoyer la religion dans les maisons, jusqu’où faut-il céder ?
WH : En toute chose de la vie, il y a des priorités, et le voile n’en est pas une. Il est une question de société en débat y compris dans les sociétés musulmanes.
CD : La société française doit apprendre, mais tous doivent apprendre. Il y a eu sur le voile des réactions issues de milieu féministes voyant dans le dévoilement une victoire. Dans les années 40, tous portaient un chapeau ou un voile. Ce fut une libération extraordinaire pour tant de religieuses d’abandonner le voile. Une société ne peut progresser que dans le dialogue. Elle fonctionne mieux que les idéologies. Des jeunes filles complètement voilées se trouvent avec d’autres sacrément dévoilées. On trouve de tout, avec des mixages étonnant. La question est non pas ce que l’on porte, mais que l’on sache vivre avec les autres, et ce n’est pas facile de le faire avec des différences.
A Rieux-la-Pape, il y a une communauté hindoue, avec un temple dédié au Dieu Ganesh, à corps d’homme et tête d’éléphant. Cela demande un gros effort pour les chrétiens d’entrer dans cette spiritualité ! Or le quartier de ce temple est surtout habité par des musulmans, qui accueillent avec beaucoup de tolérance les processions étonnantes des hindous.
WH : La discrimination de quelques jeunes qui ont failli être licenciés pour leur pratique du Ramadan, n’est qu’un phénomène minime par rapport aux millions de musulmans français qui ont pu pratiquer le Ramadan.
Les musulmans ne sont-ils pas plus cadrés que les catholiques, et cela expliquerait leur progression ?
CD : Il faut voir plus loin que la France. Le christianisme se porte extraordinairement bien dans le monde. Le plus grand défi de l’Eglise Catholique, ce n’est pas l’Islam, c’est la montée des églises évangéliques. Ici, le christianisme se rétrécit, parce qu’il a couvert toute la société pendant des siècles, et qu’il diminue non pas à cause de l’Islam, mais à cause d’une sécularisation liée à la liberté de pensée, à la raison critique, et c’est tant mieux, mais aussi à un accroissement économique et matériel qui fait oublier Dieu. Le sentiment d’un dynamisme de l’Islam est lié à la démographie, mais aussi à cause de courants de revivalisme musulman qui interrogent les chrétiens, peut-être trop tièdes. Les musulmans nous stimulent pour une plus grande extériorisation de notre foi chrétienne dans la société.
WH : L’être humain a besoin de rites, notamment en fin de vie, et les besoins des occidentaux sont différents.
Y a-t-il une méfiance de l’Islam, sur l’égalité homme-femme ?
WH : Une religion s’appuie sur une révélation et le poids d’une histoire, de traditions culturelles. Il faut lire le Coran à l’état pur, par-delà l’accumulation de ce que les civilisations, les écoles théologiques ont apporté. Le Coran donne à la fille la moitié de ce qui est donné au garçon ; oui, mais il y a des sociétés où ce n’est même pas cela la proportion.
Le fait que le Coran parle du divorce est même avant-gardiste par rapport au XXème siècle.
La religion est-elle forcément liée à une région ? La plupart des musulmans ne sont pas du Maghreb et du Moyen Orient. Il y a des français de souche qui sont musulmans.
WH : Remarque pertinente ! Mais en fait, on part d’un vécu personnel, car je suis issu de l’immigration.
CD : Il faut être conscient que ce que nous sommes s’enracine dans des histoires très anciennes. Si j’insistais sur le rapport à l’image et au corps, c’est inscrit en nous d’une manière dont nous ne sommes pas conscients. C’est valable aussi pour les catholiques et les protestants qui ont un autre rapport à l’autorité et à la liberté. Il n’y a pas de religion hors-sol. Il faut voir tout cela pour comprendre nos comportements. La problématique homme-femme est très récente, avec le droit de vote accordé aux femmes depuis 1946, après maintes batailles que n’a pas connues le monde musulman. On ne peut parler de la condition de la femme en Islam comme cela, car il n’y a rien à voir entre la femme touarègue ou marocaine (certaines sont oulemas) et d’Arabie Saoudite ou dans d’autres pays musulmans où la femme est considérée moindre qu’un animal. Idem pour les relations homme-femme en pays basque ou en Bretagne.
Une sourate parlait d’infidèle. Qu’entendez-vous par « infidèle » ?
WH : Il s’agit des polythéistes de la Mecque. Les juifs et les chrétiens sont considérés comme des « gens du Livre » rétribués selon le bien qu’ils font, et leur foi en Dieu créateur. Cette « évidence » d’un Créateur rétributif est ni prouvable, ni improuvable.
CD : Dans les débats théologiques sur la notion de « gens du Livre », il y a d’autres termes plus employés par le Coran pour parler des chrétiens, davantage mentionnés comme « nazaréens » et « gens de l’Evangile ». Cela correspond mieux à la compréhension que les chrétiens ont d’eux-mêmes, qui adhèrent à la personne du Christ plus qu’à un livre.
WH : La langue arabe est une langue ancienne qui a conservé tous les sons de la nature.
Vous avez un optimisme qui nous revigore, avec l’objectif d’un vivre ensemble, qui est l’objectif de la laïcité. Quid des tendances au « vivre entre nous », avec un nous d’exclusion, de rejet ? Du front national.
WH : C’est une question de la sphère politique, dans un pays démocratique avec des élections. Il faut entrer dans le débat politique et user arguments contre arguments. Je suis optimiste, avec le développement de techniques extraordinaires pour l’humanité, contre la faim, les maladies…
CD : En analysant la société française, il y a des raisons d’être optimistes, à condition d’être vigilant, car une société peut rapidement basculer dans le racisme. Je ne suis pas optimiste pour le monde, notamment pour la situation catastrophique des chrétiens dans le monde arabe. Vis-à-vis du front national, leur propos rejoignent la souffrance de beaucoup dans les quartiers populaires, qui n’est pas prise en compte par les autres instances sociales, religieuses ou politiques. Soit on a le front national, soit on a l’Islam comme moyen de réconfort. Ce qui interroge, c’est le populisme qui veut récupérer des thèmes portés par le front national, avec des concepts comme celui du racisme « anti-blanc », qui équilibrerait les autres formes de racisme. Travaillons le vivre-ensemble dans les quartiers populaires. Or on ne sait pas bien faire.
Pourquoi chez les musulmans en France, beaucoup plus de tolérance pour les garçons que pour les filles ?
WH : C’est une affaire tribale ancienne, car il y avait un tel biais chez les premiers théologiens ; le garçon était celui qui portait les armes, etc… Mais je partage l’avis du p. Delorme, que les filles s’en sortent mieux que les garçons en général.
Il faut lire les textes de l’autre, et éviter les lectures fondamentalistes. Est-ce possible de le faire en les lisant directement ?
WH : Le risque existe. Mais il y a maintenant plein de moyens – internet – d’apprendre. Dans 10 ans, ce sera difficile d’imaginer un prêtre qui n’ait pas lu le Coran et un imam n’ait lu l’Evangile. C’est inadmissible de ne pas entrer dans cette connaissance réciproque.
CD : Je crois important de réaliser d’abord que l’Islam connaît des révolutions incroyables. Les musulmans n’en sont pas toujours conscients, notamment que c’est seulement depuis les années 70 que le Coran est disponible pour tous les musulmans. Avant, le Coran était calligraphié, détenu par les seuls gens savants ou ayant les moyens d’en avoir un, et le musulman n’avait connaissance du Coran que moyennant la récitation par coeur du Coran – apprise dès l’enfance, 10 ans – et l’écoute orale du Coran. Pendant des siècles, on n’a pas eu le droit d’imprimer le Coran. A part une édition au XVIIème siècle et une autre au XIXème siècle à Saint Pétersbourg, ce n’est que dans les années 1920 que le Coran s’est diffusé massivement. Idem pour l’accès à la Bible dans le monde chrétien. Les grands savants religieux sont hélas mis de plus en plus à la marge, car tout le monde a accès direct au Coran et pense s’affranchir de la tradition. Apprendre à lire le Coran quand on est chrétien, à lire la Bible quand on est musulman, en prenant conscience de ce que représente ce texte pour le croyant.
Qui est Satan ?
WH : Satan est appelé dans le Coran ennemi en dehors de nous, et intérieur en nous. Le Satan, ou Ibliss, celui qui est désespéré de la clémence de Dieu, du projet de Dieu de faire de l’homme un calife sur la terre.
J’arrive des bouches du Rhône et je confirme que ce qui se passe à Rodez est exemplaire. Comment le faire savoir ?

Conclusion par Jean-Claude Lépinat (ERF) : Il y a eu une conférence de presse. Cette journée fut une réussite, avec 150 participants ce soir. Merci au Dr Hamié et au p. Delorme, pour ce qu’ils nous ont dit aujourd’hui. J’espère que cela va nous éclairer et ouvrir un chemin qui nous rapproche de plus en plus. Le groupe des « Religions pour la Paix » va travailler encore davantage.

Sur le dialogue avec les musulmans

A la suite d’un débat sur le « Forum Philo-Théo tala » (facebook) à propos du Dieu des chrétiens et du Dieu des musulmans…

 

Pas facile d’entrer dans le débat sur le rapport entre Christianisme et Islam… Je suis tenté de donner plusieurs réponses pas forcément compatibles entre elles :

D’une part, ma rencontre avec de jeunes musulmans il y a 16 ans à Villefranche de Rouergue, quand j’étais séminariste, a été un grand moment de fraternité, d’hospitalité, d’émulation spirituelle et morale, avec notamment Kader, un étudiant en maîtrise d’anglais, avec qui nous avons eu de longs échanges théologiques le vendredi soir ou en route vers Toulouse quand je covoiturais des étudiants villefranchois d’origine marocaine. Cela a aussi été le cas avec des habitants de confession musulmane du quartier du Tricot que je visitais comme supporter de l’équipe de foot du quartier, ou chez qui je venais pour du soutien scolaire. J’y étais alors invité pour les repas de fêtes religieuses, et je pense, apprécié comme un frère. J’y ai moi-même goûté ce qu’il peut y avoir de profondément humain dans la culture, la civilisation inspirées par l’Islam, notamment chez les marocains. J’ai aussi été percuté par l’interpellation de mes interlocuteurs musulmans, en vue d’une foi qui ne soit pas affaire de discours, d’opinion, mais qui se traduise en pratiques, et il m’arrive encore de mentionner, y compris en homélie ce que Kader m’a dit à propos de la messe (à partir de 1’44 sur l’enregistrement), telle qu’il la voit pratiquée par nombre de chrétiens. Il faut bien dire cependant que cet Islam que je côtoyais se définissait surtout par des pratiques (plus ou moins complètes) de l’interdit alimentaire du porc, du jeûne du Ramadan et des fêtes en lien avec le Ramadan, mais plusieurs s’autorisaient l’alcool… et que très peu priaient, lisaient le Coran, ou considéraient la foi comme relation personnelle avec Dieu. Quelques années plus tard, à partir de 2002, en participant régulièrement aux rencontres islamo-chrétiennes sur Rodez, dans le cadre des « Religions pour la Paix », j’ai fraternisé avec les responsables musulmans de la mosquée de Rodez, continuant d’apprécier l’humanité, la douceur et la cordialité de mes interlocuteurs – et leur thé à la menthe – et partager avec eux des préoccupations communes jusqu’à la rédaction de prises de positions co-signées – en particulier sur le plan de la morale. Tout cela m’interdit de faire un quelconque amalgame avec l’extrémisme musulman, qui est aussi une réalité ailleurs (voir plus bas) et qui oblige justement à persévérer coûte que coûte dans le dialogue avec l’Islam modéré. C’est ce que nous ferons samedi 29 septembre prochain à Rodez, au centre social Saint Eloi (cf. affiche ci-contre ou événement facebook).

D’autre part, je ne peux m’empêcher de sentir que sur le fond, lorsque qu’avec des musulmans nous évoquons des sujets de foi, je perçois chez mes interlocuteurs même modérés comme une rigidité liée à la certitude de détenir la révélation de Dieu, ultime et non déformée. Cela se traduit par la récitation incessante d’un texte, le Coran, ou le renvoi répété à la figure, aux paroles ou à l’exemple d’un homme, Mohammed, qui pour moi, pardonnez-moi de le penser, ne suscitent pas d’admiration, et n’ont de valeur que culturelle ou historique – je me ferais lyncher au Pakistan pour de tels propos, que je tire aussi de la lecture de livres sur l’Islam, certes pas tous favorables, mais toujours informés (A.M. Delcambre, Fr. Jourdan, J. Ellul, A. Besançon, M.A. Gabriel, Chr.de Chergé, Chr. Delorme…), et notamment d’une biographie – rédigée à partir d’un de ses premiers biographes (Ibn Hicham) et d’un grand recueil de hadiths (le Sahih al-Bukhari). L’effort de s’intéresser à l’autre et d’en être affecté, me semble difficile chez mes frères musulmans à propos du christianisme, tant la certitude de l’origine divine du Coran empêche d’entendre l’autre à partir de ce qu’il dit de lui-même : toute similitude entre Christianisme et Islam confirme le processus de révélation affirmé par l’Islam, où juifs et chrétiens ont bien reçu une révélation ; mais toute différence entre les deux religions est par avance assumée dans l’affirmation du travestissement de la révélation par les juifs et les chrétiens (cf. Jésus tel que les chrétiens l’ont reçu, et dont la vie – et surtout la mort – diffère de celle de l’Issa de l’Islam…). Quand tout ce que dit l’autre de compatible et d’incompatible est intégré par avance dans son propre discours, c’est que l’on a affaire à de l’idéologie, et que l’on est dans un cercle. Ici, il s’agit d’un cercle autour du Coran, dont on ne peut sortir si on le présuppose d’origine divine… C’est pour cela que le débat sur les différences entre le Dieu des chrétiens et le Dieu des musulmans ne me semble pas viser le problème le plus crucial. Même si j’adhère à la position du p. François Jourdan qui insiste davantage sur ces différences, ce n’est pas un problème de savoir si nous avons des manières proches ou éloignées de considérer le Dieu unique, Créateur, provident et miséricordieux, car c’est déjà un énorme acquis que de le considérer ensemble comme tel, notamment par rapport à d’autres manières de croire, en particulier le Bouddhisme, si différent de nous. A la rigueur, nous aurions la même théologie, le même contenu de foi, le même discours sur Dieu – si tant est que des mots puissent approcher de l’indicible – ce qui en fait pose problème pour moi est le statut du texte sacré dans nos religions. En Christianisme, il s’agit de paroles humaines inspirées, traduisant l’expérience du Christ qu’ont eu les prédécesseurs, les apôtres et les disciples du Christ, et qui nous permettent d’authentifier l’accès que nous pouvons avoir aujourd’hui à sa personne, lui qui est LA Parole vivante de Dieu, le Verbe fait chair, Dieu-fait-homme, celui tel qu’en le voyant, nous voyons le Père. Cette authentification passe par une interprétation du texte sacré, où la raison humaine a la part belle, avec l’aide de l’Esprit qui a inspiré ce texte. Dans l’Islam, le Coran est parole divine dictée par l’ange Gabriel à Mohammed : un texte incréé ne se discute pas, mais appelle à une obéissance où la raison humaine doit se soumettre à plus grand qu’elle. C’est en gros le sujet de la conférence de Benoït XVI à Ratisbonne en 2006, qui a fait couler tant d’encre, et même du sang !

Enfin, dans la foulée de ce qui précède, les manifestations de violence ou d’intolérance religieuse insensées, de la part d’extrémistes se réclamant de l’Islam, et dont l’actualité se repaît, pose quand même le problème de la compatibilité de l’Islam avec de telles pratiques. Certes, il ne suffit pas de se déclarer musulman pour l’être, de même qu’il ne suffit pas à Anders Breivik de se déclarer chrétien pour l’être : c’est la conformité ou non des actes avec la foi qui détermine leur caractère chrétien ou non, musulman ou non. Ainsi, avec Jésus qui préfère subir jusqu’à en mourir la violence plutôt que l’exercer, et qui appelle à tendre la joue gauche à ceux qui frappent la joue droite etc…, l’Evangile et la non-violence sont intrinsèquement liés. Aussi, les chrétiens fanatiques pratiquant la violence ou maltraitant leur prochain, ne peuvent invoquer l’Evangile au service de ce qui en est une trahison. A l’inverse, la vie de Mohammed remplie de batailles et de guerres, de razzias et de conquêtes (et pas seulement de défense contre les attaques extérieures), la violence de certains versets coraniques (s.9 v.29) abrogeant d’autres versets empreints de tolérance (s.2 v.256 « Nulle contrainte en religion ») interdit de refuser au fanatique musulman la conformité de ses actes avec l’Islam. La persistance d’une opinion publique pakistanaise majoritairement favorable à la loi anti-blasphème qui amène tant de chrétiens – notamment Asia Bibi qui croupit encore en prison -, mais aussi et surtout de musulmans, au lynchage ou à la prison à vie, l’impossibilité pratique pour un musulman en terre d’Islam de se convertir au christianisme sans être menacé dans son intégrité physique, la situation des chrétiens en Arabie Saoudite (notamment des philippins), en Irak ou dans le nord Nigéria, des animistes des monts Juba au Soudan… cela n’est pas seulement le fait d’extrémistes minoritaires ayant une lecture déformée du Coran, ou d’une instrumentalisation politique de l’Islam : des foules de musulmans sincères et cohérents avec leur foi y adhèrent.