Les propos de Benoît XVI sur le SIDA, sans déformation…

Voici le texte intégral de la déclaration dans son contexte (infos issues de ZENIT.org) :

Question : Votre Sainteté, parmi les nombreux maux qui affligent l’Afrique, il y a également en particulier celui de la diffusion du sida. La position de l’Eglise catholique sur la façon de lutter contre celui-ci est souvent considérée comme n’étant pas réaliste et efficace. Affronterez-vous ce thème au cours du voyage ?

Benoît XVI : Je dirais le contraire : je pense que la réalité la plus efficace, la plus présente sur le front de la lutte contre le sida est précisément l’Eglise catholique, avec ses mouvements, avec ses différentes réalités. Je pense à la Communauté de Sant’Egidio qui accomplit tant, de manière visible et aussi invisible, pour la lutte contre le sida, aux Camilliens, à toutes les religieuses qui sont à la disposition des malades… Je dirais qu’on ne peut pas surmonter ce problème du sida uniquement avec des slogans publicitaires. Si on n’y met pas l’âme, si on n’aide pas les Africains, on ne peut pas résoudre ce fléau par la distribution de préservatifs : au contraire, le risque est d’augmenter le problème. La solution ne peut se trouver que dans un double engagement : le premier, une humanisation de la sexualité, c’est-à-dire un renouveau spirituel et humain qui apporte avec soi une nouvelle manière de se comporter l’un avec l’autre, et le deuxième, une véritable amitié également et surtout pour les personnes qui souffrent, la disponibilité, même au prix de sacrifices, de renoncements personnels, à être proches de ceux qui souffrent. Tels sont les facteurs qui aident et qui conduisent à des progrès visibles. Je dirais donc cette double force de renouveler l’homme intérieurement, de donner une force spirituelle et humaine pour un juste comportement à l’égard de son propre corps et de celui de l’autre, et cette capacité de souffrir avec ceux qui souffrent, de rester présents dans les situations d’épreuve. Il me semble que c’est la juste réponse, et c’est ce que fait l’Eglise, offrant ainsi une contribution très grande et importante. Nous remercions tous ceux qui le font.

Pour plus d’infos : cliquer ICI (site de la conférence des évêques de France), ICI (site de réflexions à partir de la doctrine sociale de l’Eglise), ICI (article de Edouard Husson), ICI (« Les capotes sont cuites », article caustique et très informé)  ou ICI (« Le discours de Benoît XVI sur le préservatif est tout simplement réaliste », réponse de 5 scientifiques à la lettre ouverte publiée dans Le Monde). A télécharger également : un quizz pour collégiens (3ème) ICI, un texte humoristique sur les réactions aux paroles du pape ICI.

Commentaire personnel :

Chose rare sur ce blog (qui n’en est pas tout à fait un), je me permets un commentaire qui relève de la logique, avant même de parler de morale :

Des pays très pauvres d’Asie ou d’Amérique latine ont un taux de diffusion du préservatif comparable à celui en Afrique. La différence entre ces pays et l’Afrique – où le SIDA est tellement plus répandu -, n’est donc pas liée à la faible diffusion du préservatif qui leur est commune, mais à la différence de comportement affectif et sexuel entre ces continents.

Certes, dans un raisonnement à court terme, le préservatif peut être nécessaire, et même obligatoire pour qui ne serait pas capable de vivre une sexualité ordonnée à l’amour, c’est à dire fidèle à un seul partenaire. Et c’est ce que l’Eglise a déjà dit, y compris officiellement : je l’ai notamment entendu de la voix du cardinal Lustiger sur un JT, et plus récemment de Mgr Di Falco.

A l’inverse, la promotion du préservatif comme premier voire comme « seul » remède au fléau du SIDA a pour effet de cautionner des moeurs qui sont justement la cause du problème, ou de les considérer comme un état de fait irréformable. Une prévention du Sida exclusivement basée sur le préservatif combine ainsi une immoralité fondamentale (« vous pouvez continuer à vagabonder, du moment que vous avez un préservatif ») et un désespoir flirtant avec le racisme (« ils ne changeront jamais de moeurs »), qui ont donc pour conséquence d’ « augmenter le problème », comme le dit Benoît XVI. Une telle prévention est tout aussi dangereuse que celle qui limiterait la prévention routière au seul port du casque ou de la ceinture, sans s’interroger sur les comportements (vitesse, alcoolémie…). Ce que l’Eglise refuse, c’est la doctrine du « tout-préservatif » que prône la société occidentale, si allergique aux mots fidélité, abstinence, morale sexuelle… – l’abbé Pierre sur le plateau télé d’un Sidaction avait été publiquement conspué pour avoir osé parler de fidélité ! Incapable d’entendre le discours de l’Eglise sur la lutte contre le Sida, dont l’action concerne un malade du Sida sur 4, nos sociétés préfèrent censurer le discours de l’Eglise, ou le caricaturer en interdiction du préservatif.

Un des rares pays où l’épidémie VIH a régressé au début des années 2000 est l’Ouganda, dont le message du gouvernement (oui du gouvernement, pas seulement de l’Eglise locale) était la chasteté et la fidélité pour enrayer l’épidémie. Et cela à marché. Voir l’étude (résumée en anglais ci-dessous*) des chercheurs RL Stoneburner, Low-Beer (2004), « Population-Level HIV Declines and Behavioral Risk Avoidance in Uganda », publiée par le magazine Science n° 304, avril 2004, p. 714-718. » (commentaire de xav007 le 18/03/2009, extrait du site de Famille Chrétienne)

Osons le dire, contre tous ceux qui hurlent aujourd’hui avec les loups : par le poids de ses œuvres caritatives dans le domaine de la lutte contre le VIH, par la pertinence de ses réflexions sur les causes et les remèdes, l’Eglise catholique est le plus responsable des acteurs de la lutte contre le SIDA. Il apparaît hélas que le rôle prophétique qu’elle endosse avec courage sur cette question, implique pour elle d’être seule à défendre la vérité.

*Population-Level HIV Declines and Behavioral Risk Avoidance in Uganda
Rand L. Stoneburner and Daniel Low-Beer

Uganda provides the clearest example that human immunodeficiency virus (HIV) is preventable if populations are mobilized to avoid risk. Despite limited resources, Uganda has shown a 70% decline in HIV prevalence since the early 1990s, linked to a 60% reduction in casual sex. The response in Uganda appears to be distinctively associated with communication about acquired immunodeficiency syndrome (AIDS) through social networks. Despite substantial condom use and promotion of biomedical approaches, other African countries have shown neither similar behavioral responses nor HIV prevalence declines of the same scale. The Ugandan success is equivalent to a vaccine of 80% effectiveness. Its replication will require changes in global HIV/AIDS intervention policies and their evaluation.

Population Health Evaluation Unit, Cambridge University, Cambridge, UK.

Après un avortement…

A une femme qui éprouve très douloureusement la culpabilité d’un avortement passé, et s’interroge sur la compatibilité de cet acte avec un engagement en Eglise.

L’avortement est un acte grave, mais le fait que vous en mesuriez la gravité, que vous en éprouviez de la « mauvaise conscience » – aussi pénible soit-elle -, vous honore.

Certes, cette mauvaise conscience n’a pas à être cultivée, surtout lorsqu’elle empêche de vivre, mais elle garde sa valeur d’indicateur moral. Le pire serait de faire le mal en cherchant à écarter tout sentiment de culpabilité, à se déculpabiliser en se cachant à soi-même la gravité du mal que l’on fait. Au contraire, le sentiment de culpabilité aide à nommer objectivement le mal que l’on a pu faire, et par là même à commencer à en prendre de la distance. « La vérité vous rendra libre. » (Jn 8,32)

Pour objectiver ce mal, il faudrait creuser de manière plus fine des éléments comme (1) votre intention au moment de poser l’acte d’avorter, (2) l’influence de votre entourage… qui conditionnent la valeur, la responsabilité et la culpabilité de votre acte. Cela ne doit pas être fait dans le but de vous déculpabiliser, mais dans un effort de vérité.

Pourtant, cet effort de vérité n’est qu’un commencement.

C’est le pardon demandé (à votre enfant, à vous-même, à Dieu…) – et reçu dans le sacrement du pardon, qui accomplit la distinction la plus radicale, entre ce que vous êtes et ce que vous avez fait, aussi grave soit-il.

Le pardon de Dieu opère à la racine de l’être, car il restaure ce qui constitue le plus profondément la personne, par delà tout mérite et démérite, et qui est d’être enfant de Dieu, fils ou fille bien-aimé du Père. De fait, l’accueil renouvelé de l’amour miséricordieux de Dieu pour qui lui demande ce pardon, le délivre du fardeau de la culpabilité, et lui renvoie en bénédiction – le fait que Dieu dise du bien de lui ! – l’humble aveu qu’il fait de son péché. Dieu réalise cette restauration dans le sacrement du pardon, même si on ne le sent pas toujours complètement au moment du sacrement : un sentiment de culpabilité peut encore subsister, mais peu importe alors car « notre cœur aurait beau nous accuser, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît toutes choses. » (1Jn 3,20) Et dans ce contexte de vérité et de pardon demandé et reçu, il ne s’agit plus là d’une vaine déculpabilisation.

Ayez assez confiance en l’amour infini de Dieu pour vous, pour faire de la mise en vérité de votre acte, de son aveu, l’occasion de demander et de recevoir le sacrement du pardon auprès d’un prêtre de votre choix. « Moi, si j’avais commis tous les crimes possibles, je garderai toujours la même confiance, car je sais bien que cette multitude d’offenses n’est qu’une goutte d’eau dans un brasier ardent. » (Ste Thérèse de Lisieux)

Le reste viendra de surcroît, y compris avec ce que la foi de l’Eglise appelle la « communion des saints », une relation apaisée et même féconde avec votre enfant désormais en Dieu, et même capable d’intercéder pour vous. Il n’y a pas alors de contre-indication à ce que vous mettiez au service des autres et de l’Eglise, les ressources d’un coeur agrandi de se découvrir aimé à ce point.

« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Rm 8,31)

A propos d’homosexualité…

Quelques lignes trop brèves en réponse à une question sur ce sujet délicat…

Votre demande de conseil s’adressait à un prêtre catholique, et vous devinez probablement le contenu de la réponse qu’il peut vous donner à partir de ce qu’en pense l’Eglise, qui voit dans l’homosexualité active un péché. Ce n’est donc pas seulement ce contenu qui importe, mais le ton avec lequel le dire. Il ne se veut ni moralisateur (« vous devez… ou vous ne devez pas… »), ni faussement complaisant (« faites comme vous le sentez… »), mais il voudrait indiquer un chemin de vie, inviter à un « mieux-faire » plus porteur de vie.

En ce sens, enraciner par une pratique homosexuelle active ce qui n’est au départ qu’une tendance ou une attirance même forte, empêche d’aller jusqu’au bout de l’amour qui a pour fin de « se donner pour la vie » (liberté, fidélité, indissolubilité) mais aussi de « donner la vie » (fécondité). L’amour n’est pas qu’ eros, désir, attirance, sentiments, le fait de trouver son bonheur d’être avec l’autre, mais aussi agapè, don et oubli de soi fécond, décentrement de soi pour que l’autre aille jusqu’au bout de lui-même : c’est par exemple le cas lorsqu’on est prêt à laisser partir celui ou celle que l’on aime, si sa vocation l’appelle ailleurs qu’avec soi. Ordonner l’eros à l’agapè n’est pas sans ascèse, sans renoncement, mais c’est ce qui garantit que l’amour ne soit pas un égoïsme, même vécu à deux, qu’il soit vraiment ouverture à l’autre, et en particulier à cette incarnation de l’amour qu’est l’enfant, fruit de l’amour de ses parents. C’est surtout à ce titre que l’Eglise voit dans l’homosexualité une forme insuffisante de l’amour.

Pour aller beaucoup plus loin, une belle conférence (2h15 en mp3 de 23,5 Mo) du p.Samuel Rouvillois, sur « Existe-t-il un regard chrétien sur l’homosexualité », une conférence issue de l’excellent site de ses Conférences de Samarie.

Aimer Dieu (Ps 63)

2 Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube :
mon âme a soif de toi ;
après toi languit ma chair,
terre aride, altérée, sans eau.

3 Je t’ai contemplé au sanctuaire,
j’ai vu ta force et ta gloire.
4 Ton amour vaut mieux que la vie :
tu seras la louange de mes lèvres !

5 Toute ma vie je vais te bénir,
l
ever les mains en invoquant ton nom.
6 Comme par un festin je serai rassasié ;

la joie sur les lèvres, je dirai ta louange.

7 Dans la nuit, je me souviens de toi
et je reste des heures à te parler.
8 Oui, tu es venu à mon secours :
je crie de joie à l’ombre de tes ailes.
9 Mon âme s’attache à toi,
ta main droite me soutient.

10 [Mais ceux qui pourchassent mon âme,
qu’ils descendent aux profondeurs de la terre,
11 qu’on les passe au fil de l’épée,
qu’ils deviennent la pâture des loups !

12 Et le roi se réjouira de son Dieu.
Qui jure par lui en sera glorifié,
tandis que l’homme de mensonge
aura la bouche close !]

(Traduction liturgique – Copyright AELF
Paris – 1980 – Tous droits réservés)

 

L’« amour de l’homme pour Dieu » dans l’AT, s’exprime le plus souvent dans le contexte juridique d’une réciprocité à l’égard de Dieu et de son amour pour l’homme, au moyen de l’observance de ses commandements. L’AT comporte pourtant bien des pages où la relation entre l’homme et Dieu s’exprime explicitement sous la forme d’un sentiment amoureux. Ainsi en est-il du psaume 63 (62), qui dans le psautier exprime parfaitement l’intime relation d’amour que peut connaître le fidèle à l’égard de son Dieu (v.2a) : « Dieu tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube » (trad. liturgique). Les sentiments exposés dans ce psaume 63, et les mots pour le dire, ne sont pas isolés dans l’AT, mais résonnent avec d’autres passages bibliques. L’image spatiale de l’âme qui cherche Dieu (v.2a), et celle de la mémoire nocturne de l’Aimé (v.7 : « Dans la nuit, je me souviens de toi ») est la même que celle du Cantique des Cantiques (Ct 3,1 : « Sur ma couche, la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime »). De même, le terme « se presser » contre Dieu, ou s’attacher à Dieu (dabaq v.9 : « Mon âme s’attache à toi ») se retrouve dans des textes deutéronomiques pour exprimer la relation d’intimité spécifique du croyant avec Dieu (Dt 10,20 ; 11,22 etc… Js 23,8) : le psalmiste – ou le roi David errant au désert de Juda, poursuivi par ses ennemis – s’éprouve loin de Dieu et aspire à le retrouver, en particulier au sanctuaire du Temple (v.3a). Ce sentiment est exprimé sous la forme radicale d’un besoin, la soif, éprouvée par tout l’être du croyant dans son unité d’âme (v.2b) et de chair (v.2c) : « Mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair ». Il s’exprime aussi sous la forme du désir d’être rassasié de Dieu (v.6) : « Comme par un festin je serai rassasié ». La formule de St Augustin sur le « cor inquietum », le cœur sans repos tant qu’il ne demeure en Dieu, la formule de St Thomas d’Aquin sur le « désir naturel de voir Dieu », ou leur réapprofondissement dans le débat sur le « surnaturel » au milieu du XXème siècle (Henri de Lubac) trouvent ainsi dans le psaume 63 une base scripturaire sûre. Besoin, désir, attachement, il importe de voir dans ce psaume ce qui caractérise l’amour du croyant pour son Dieu, ce qui le motive et la manière dont il l’exprime.

Un des moyens pour le voir est d’en analyser le plan. Certes, une proposition de plan d’un texte biblique est toujours un peu arbitraire. John S. Kselman et Michael L. Barré (New Jerome Biblical Commentary) proposent pour ce psaume le plan suivant :

v.2 :  exposition (le psalmiste loin de Dieu),
v.3-4  prière pour voir Dieu dans son Temple, (en parallèle aux v.5-6, puisque l’on retrouve les mêmes expressions « oui », « lèvres », « vie »)
v.5-6  prière du psalmiste pour qu’il revienne bénir Dieu,
v.7-9  expression d’intimité avec Dieu,
v.10-12  malédiction contre les ennemis et bénédiction des justes.

 

Un tel plan permet d’interpréter ce psaume dans le contexte cultuel d’une préparation au pèlerinage annuel à Jérusalem : le croyant redit son désir de retrouver la présence du Seigneur au lieu où par excellence elle se trouve : le Temple de Jérusalem. Amour cultuel, analogue à celui exprimé dans les psaumes « des fils de Coré », probablement des lévites au service du Temple, exprimant leur regret d’être éloignés voire chassés du Saint des Saint (Ps 42-49 ; 84-88). De fait la thématique du psaume 63 est très proche de celle des psaumes 42 et 43, avec des expressions identiques (Ps 42 v.3a : « Mon âme a soif de Dieu » ; v.5.7a : « Je me souviens de toi. »).

Pour préciser cet amour cultuel, et avec autant d’arbitraire, un plan différent peut être proposé, en chiasme ABCDC’B’A’, qui repose sur des similitudes de sens entre groupes de versets et sur le réemploi de mêmes racines hébraïques en plusieurs versets, mais qui – avouons-le – vaut surtout pour les conséquences qu’il permet de tirer :

Quelques racines vont par paire (elohim, erets) liées au chiasme, mais les réemplois indiquent surtout une direction vers ce qui apparaît comme le verset central (v.6) qui reprend les racines principales (nephesh, saphah, ranan, halal, peh) et polarise tout le psaume. Ce verset 6 permet d’identifier le cœur de l’attitude du psalmiste, consistant en un amour pour Dieu, qui culmine dans le fait de se rassasier de lui (v.6a) et en l’action de prononcer de vive voix et avec joie sa louange (v.6b) : « La joie sur les lèvres, je dirai ta louange », chantons-nous dans la traduction liturgique… Cela répond à la recherche de Dieu exprimée au début du psaume (v.2), et consacre la valeur de la parole, de l’oralité (lèvres et bouche) pour le croyant : la parole est en lui ce qui le met le plus intimement en rapport avec Dieu, parce qu’elle lui permet de rendre grâce à Dieu, et de répondre ainsi à son amour. La parole humaine est faite pour cet office, cet opus Dei de répondre à la Parole de Dieu. La traduction liturgique est allée plus loin au v.7b que celle de la Bible de Jérusalem, en dépassant une simple méditation sur Dieu par la formule : « je reste des heures à te parler. » La parole est ici destinée à faire pénétrer l’homme dans le dialogue initié par Dieu dans sa révélation, à lui faire connaître le privilège connu de Moïse seul : pouvoir parler à Dieu comme à un ami. La réciprocité d’amour de l’homme pour Dieu est certes cultuelle, mais elle peut s’exprimer en tout lieu, et en tout usage de la parole. A l’inverse, les menteurs du dernier verset (v.12c) qui n’auront pas su employer cette parole, auront la bouche fermée. Leur sanction est celle de ne plus pouvoir louer Dieu ! En paraphrasant St Augustin, le psaume 63 exprimerait la formule suivante : « Tu nous as fait pour toi, Seigneur, et notre bouche, nos lèvres, notre langue sont au repos forcé, vaines, inutiles, tant qu’elles ne te louent pas. »

Une telle louange verbale s’appuie sur deux pôles cultuels complémentaires, C et C’ :

C : Le culte du Temple (v.3-5) à travers lequel se manifeste la puissance, la gloire (v.3b), et l’amour de Dieu pour le croyant, et où le croyant peut jusqu’à l’oubli de soi (v.4a) prononcer l’éloge de Dieu aimé pour lui-même (v.4b), par une vie consacrée à bénir Dieu (v.5a). Si pour les fils d’Israël, la vie est le bien suprême, nous avons en ce verset 4a la seule fois dans l’AT où un bien autre lui est préféré, et ce bien supérieur est l’amour de Dieu. Une telle affirmation contient en germe celle d’une extension de cet amour de Dieu au-delà de la mort du fidèle (Rm 8,38-39). La louange en parole est réponse à cet amour reçu au cœur même de la louange à Dieu. Elle est liée au geste sacerdotal d’élever les mains (v.5b), mais elle peut s’exprimer aussi en toute la vie du croyant (v.5a). L’amour pour Dieu est ici le plus désintéressé, car en C, Dieu est aimé pour lui-même, ce qui répond à la soif de Dieu, purement intérieure, décrite en B (v.2b-d).

C’ : Le mémorial (zakar : v.7) des actes de secours et de protection de Dieu à l’égard du croyant (v.7-8), et en retour la reconnaissance du croyant, auxquels – c’est une hypothèse – correspond(ra) le culte synagogal. Cet acte de mémoire caractérise la foi au Dieu d’Israël : rappel des merveilles qu’il a accomplies pour le peuple d’Israël, qu’il continue d’accomplir aujourd’hui, mais qui est aussi et surtout une manière de lui dire notre amour. Le mémorial au sens biblique du terme n’est pas d’abord anamnèse pour les croyants, acte de mémoire pour eux, mais rappel à Dieu. Certes l’amour pour Dieu répond ici à l’attente de salut vis à vis d’une persécution extérieure décrite en B’ (v.9-11), incluant un souci de soi marqué par la répétition de « mon âme » (napheshi : v.9a, 10a). Mais il s’agit aussi d’un acte de confiance renouvelé à l’égard de Dieu.

L’ordre BC suivi de C’B’ importe et a une profonde valeur spirituelle : la soif de Dieu pour lui-même (B) et son assouvissement cultuel par la louange (C), précèdent la reconnaissance à Dieu pour ses dons (C’) et la demande de délivrance (B’). Les premiers donnent même aux seconds leur sens d’acte d’amour, de gratitude et de confiance plutôt que d’instrumentalisation de Dieu au service de l’homme, de réduction de Dieu à un moyen. Lorsqu’au contraire Dieu est aimé pour lui-même, et que tout n’est que moyen au service de cet amour, nos propres manques dans l’ordre temporel peuvent tout à fait être mobilisés pour l’affirmation de cet amour sous la forme d’une prière de reconnaissance et de demande. Commencer par l’action de grâce – qui à la différence d’un remerciement, consiste à rendre grâce à Dieu pour lui-même et non pour tel ou tel de ses bienfaits – aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force (Dt 6,4) va jusqu’à cet ordonnancement. Les principes et fondements de St Ignace de Loyola au début de ses « Exercices Spirituels » ne disent pas un autre ordre. Cet ordre fondamental est aussi celui du Notre Père, dont la première partie loue Dieu parce qu’il est Dieu, avant une deuxième partie de demandes que le croyant lui adresse.

Une vie pour les autres

Une vie pour les autres… L’expression semble aller de soi, surtout après vingt siècles de christianisme, après plus de trente siècles de judéo-christianisme… Une expression invitant à l’altruisme, à l’attention au prochain, à l’ouverture du cœur, à la générosité, au don de soi… Une expression qu’un humanisme même non chrétien assumerait, puisqu’il est capable d’expérimenter en dehors de la foi qu’« il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35)

Et pourtant l’expression : « une vie pour les autres » est d’une étrangeté radicale, non seulement parce que nous vérifions à quel point notre égocentrisme, notre égoïsme, la recherche de notre intérêt propre sont enracinés en nous, combien notre désintéressement est illusoire – l’amour le plus désintéressé nous intéresse – mais surtout quand on se réfère à ce que le Christ entend par amour et service du prochain. Après le geste du lavement des pieds, Jésus pose cette question à ces disciples : « Comprenez-vous ce que je viens de faire ? » justement parce que le geste ne va pas de soi. De fait, il faut reconnaître que nous ne le comprenons pas, que cela relève de la folie de Dieu plus sage que la sagesse des hommes. Folie pour le maître de se mettre à la place de l’esclave ; pour Dieu de s’identifier aux plus-petits ; pour sa toute-puissance de s’auto-limiter à l’impuissance de ceux qui ont faim, ont soif, sont nus, malades, étrangers ou en prison ; pour Dieu de mettre en équivalence le commandement de l’amour pour lui-même, Dieu – infiniment bon, infiniment aimable – et celui pour le prochain, non pas un autrui aimable dans l’abstrait, mais le prochain réel avec ses limites qui sont les mêmes que les miennes, avec la même finitude humaine que la mienne, et pour qui il n’y a donc pas plus de raison que je donne ma vie pour lui, que lui pour moi. A moins d’être sujet à l’illusion de croire en la supériorité de la valeur de l’autre, comme ce peut l’être dans la folie amoureuse.

La première clairvoyance consiste à admettre que nous ne savons pas aimer ou servir au sens où le Christ en donne le témoignage, qu’autrui ne nous intéresse pas vraiment, ou seulement jusqu’à un certain point, et surtout que l’abaissement du Christ par amour pour l’homme, le fait que le parfait se sacrifie pour l’imparfait, cela nous répugne. L’altruisme chrétien qui va jusque là n’est non pas simplement exigeant ou difficile, mais impossible.

Pour la foi chrétienne, l’amour agapè, l’amour désintéressé pour autrui, qui l’accepte dans son originalité sans le juger – supérieur ou inférieur – sans chercher à le rapporter à soi, cette « charité » (caritas) est une vertu théologale, qui procède de la grâce de Dieu, où c’est de l’amour même de Dieu que l’on aime, où c’est de l’amour qu’il y a en Dieu que l’on aime : une participation par grâce à la vie trinitaire, à l’action de l’Esprit Saint, l’Amour personnifié. Une vie pour autrui, menée selon cet amour-là, n’est possible qu’en vertu de l’accueil préalable du don de l’Esprit Saint, d’une grâce, c’est-à-dire d’un cadeau immérité, qui donne au chrétien la joie de se reconnaître aimé inconditionnellement par Dieu, par delà mérites et péchés. La reconnaissance de ce don est première, appelant de la part de qui le reçoit l’exigence intérieure d’une libre réponse amour pour amour. Ce serait impossible (et ça l’est, parce que l’amour de Dieu pour l’homme dépasse infiniment l’amour de l’homme pour Dieu), si, se découvrant enfant bien-aimé du Père, le chrétien ne découvrait en même temps en Jésus-Christ la possibilité – invraisemblable si le Christ ne l’avait décidé ainsi –, qu’en aimant et servant son prochain, ce soit Dieu que l’on aime et serve.

Aimer à cause de Dieu, ou en vue de Dieu ne signifie pas que le prochain soit un moyen pour exercer l’amour même de Dieu, mais que c’est au niveau le plus profond de la présence de Dieu à l’intime de l’homme que s’établit la relation inter-humaine la plus vraie. Vivre pour les autres, consiste à inventer sa réponse personnelle à l’amour incompréhensible de Dieu pour moi, amour inconditionnel qui rend possible le don de moi-même. Répondre à sa vocation implique de tirer parti de ses talents et de ses limites, de la perception des manques et souffrances de ses frères, pour inventer cette réponse. Le cœur et les mains du croyant sont alors le prolongement de ceux du Christ pour exercer – et recevoir – l’amour de Dieu à l’égard des hommes.

Sur le Telethon

C’était il y a une dizaine d’année, je faisais la queue dans une pizzeria près de la place du Capitole à Toulouse. Comme la cliente devant moi lisait avec intérêt une affiche sur le Telethon à venir, j’ai engagé la conversation avec elle dans l’intention de lui faire part de quelques objections éthiques. Elle a coupé net mon élan en disant qu’elle était favorable au Telethon, mais surtout, qu’elle avait eu un fils atteint de myopathie, mort à 12 ans de cette maladie. J’ai mis mes convictions en sourdine pour l’écouter, et j’ai en fait eu la chance de découvrir dans ses propos le coeur de ce à quoi j’adhérais, et dans son expérience, la pratique de ce qui n’était pour moi que théorie. A la question : « Et si tout était à refaire ? », elle a répondu sans hésitation : « Je referai pareil. » Loin de recourir à l’avortement (IMG), à la suppression de son enfant à naître, elle revivrait ces années inoubliables d’amour, de tendresse, d’accompagnement de son enfant malade.

Dans l’amour de cette maman pour son enfant, dans sa préférence pour la vie – fût-ce diminuée par le handicap – et pour l’amour qui peut s’y déployer, se trouve le fond de la position de l’Eglise catholique sur le sujet. Oui, l’Eglise catholique est réticente à l’égard du diagnostic préimplantatoire (DPI) et de la recherche au moyen d’embryons surnuméraires ne faisant plus l’objet de projet parental, deux pratiques soutenues par l’Agence Française de Myopathie (cf. site de l’AFM). Cette réticence est fondée sur la valeur infinie de la vie humaine, que personne ne peut juger indigne d’être vécue, sous aucun critère (aujourd’hui de santé ou d’intelligence, hier de race ou de classe sociale). Oui alors au Telethon, s’il peut favoriser dans notre société un regard positif sur les personnes handicapées ou malades – mais alors, pas seulement de compassion. Non, si l’on passe insidieusement de la recherche et des soins pour éliminer la maladie et ses conséquences, à l’élimination des malades via un tri embryonnaire, ou à l’utilisation d’embryons humains comme matériau de laboratoire, en s’appuyant sur le plus faible des arguments : « la loi l’autorise. »

Quelques sites relevés pour aller plus loin :
– un article du journal « Le Monde » (Jean-Yves Nau, 6/12/06) présentant la polémique.
– une réflexion de fond (Jean-Marie Le Méné, 8/12/06) sur les enjeux de cette polémique.
– le témoignage d’un des organisateurs du Telethon 2005.

 

Sur la confiance (suite)…

PAUL     Comment trouver les ressources pour ne jamais se décourager ou faire face ?

JEAN    Je viens de lire le livre que les jésuites ont lu à l’occasion des repas des retraites ignatiennes qu’ils donnent à Rodez ; un livre de Claire Ly, « Revenue de l’enfer« . Un excellent remède contre le découragement, à partir de son expérience d’immersion dans le génocide cambodgien….

PAUL     Comment trouver du sens aux épreuves que l’on vit, sans en vouloir un peu à Dieu de ne pas être plus présent ?

JEAN    Lis donc ce livre ! Sur les prophètes de l’Ancien Testament, j’ai découvert que ce qui fait « l’homme de Dieu », ce n’est pas tant de trouver en sa foi une réponse à ses problèmes existentiels, mais de se confronter à ces problèmes avec Quelqu’un, voire de se confronter avec Quelqu’un à l’occasion de ces problèmes, quitte à l’engueuler, à lui adresser des prières mal fichues, et même inacceptables. La foi, c’est de toujours rester en relation. C’est ce dont témoigne cette Claire Ly, bouddhiste à l’époque du génocide, dans ses reproches au « dieu des occidentaux », qu’elle prend à témoin de sa tragédie, qu’elle engueule, et dont le dialogue intérieur avec lui aboutit à une révélation du Dieu vivant, créateur, sauveur…

PAUL     Ce qui est difficile en fait, c’est de tenir sans finalement voir de « différence », sans que la prière apporte quelque chose, de tenir sans se décourager, d’encaisser tout en restant « confiant ».

JEAN    Que veux-tu que la prière t’apporte ? un confort, un mieux-être, un encouragement, une paix etc… Toutes choses bonnes qu’il faut demander en préambule à ta prière, ne serait-ce que pour être sincère avec Dieu. Mais il me semble qu’il faille aller au-delà, en déposant tes besoins et attentes légitimes au pied du Seigneur en lui faisant assez confiance pour s’en charger, et les oublier un moment pour prêter davantage attention à Dieu lui-même tel que l’Evangile le révèle. Ce « détour » par Dieu est fécond, je peux en témoigner. Il décentre de soi, élargit le regard, ouvre des perspectives, et sans détourner de l’épreuve vécue, fait découvrir quelque chose de finalement plus profond que l’épreuve, et qui est de l’ordre de l’amour.

PAUL     Ce n’est pas évident de se décentrer. Dieu ne peut pas aider à se décentrer ? N’est-ce pas lui qui « t’attire vers lui »?

JEAN    Il n’y a pas mieux que Dieu pour te décentrer de toi. Soit parce qu’il te donne directement cette consolation (« La grâce serait de s’oublier… » Bernanos), soit plus laborieusement, en considérant ce que Dieu est Lui-même, infini, éternel, saint, maître de l’histoire, etc… en prenant le temps de ce qu’on appelle la « louange », l' »adoration »… l’admiration devant plus grand que tout, tu peux relativiser ta manière de voir ce que tu vis à l’aune de son regard à Lui, qui voit plus loin que toi. Pour qui partage la foi – juive et chrétienne – d’un Dieu qui veut rencontrer l’homme, qui lui promet sa propre Vie en partage, prendre au sérieux cette promesse permet aussi de regarder les aléas de notre existence comme étapes – pas toujours compréhensibles – mais étapes quand même, vers la réalisation de cette promesse. C’est d’ailleurs le sens de la fête de l’Assomption : la joie du Magnificat de Marie EST notre avenir.

PAUL     ???

JEAN     Dans la vie spirituelle, il faut s’être fourvoyé pas mal de fois – introspection stérile, culpabilité morbide, égocentrisme, attention excessive à sa réussite, activisme, négligence de la prière – , pour que les choses apparaissent progressivement plus simplement. C’est loin d’être gagné… Le Magnificat comporte bizarrement des formules au présent : « Il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leur trône. ll comble de biens les affamés… » qui apparemment ne collent pas à la réalité. Mais parce que c’est cela qui est promis, et qui se réalisera, il y a une manière de porter son regard sur cette réalisation promise, qui donne non seulement le courage de supporter ce qui s’en écarte encore, mais de vivre et d’agir en fonction de cette certitude, d’anticiper sur cette réalisation par des actes, dérisoires en eux-mêmes à l’échelle de l’histoire, mais qui témoignent de l’avenir. Un peu comme ces 4 jours de service et de joie avec les jeunes de l’Hospitalité à Lourdes, au service des malades, une parenthèse « illusoire », et pourtant plus proche de la réalité pour laquelle nous sommes promis, plus proche que ce que l’on vit au jour le jour.

L’avenir, c’est l’autre

Xavier Lacroix, L’avenir, c’est l’autre, Cerf 2004, 238 p. 21 €

Quelle famille pour demain ? Qu’est-ce qu’être père ? Quelle éducation sexuelle donner ? Pourquoi se marier ? Existe-t-il un modèle chrétien ? Sur ces questions actuelles, le livre de Xavier Lacroix, époux, père de famille, philosophe, théologien, rassemble dix de ses conférences sur le couple, la famille, le corps, la différence… Nous avons eu la chance d’en suivre une à Rodez le 9 mai 2005, sur le thème : « L’amour suffit-il pour fonder une famille ?« . En offrant une réflexion profonde et urgente, ce livre ouvre des chemins de bon sens, à la fois accessibles à tous et inspirés par la foi en ce Dieu à l’image duquel homme et femme sont créés : (futurs) époux et parents y liront l’intelligence d’un bonheur que dénie une culture ambiante de la confusion et du non engagement.

Pour aller plus loin, on trouvera sur le site « libertepolitique.com » l’ intervention de Xavier Lacroix à propos des différentes formes d’organisation du couple (le 12 octobre 2005 auprès de la mission parlementaire sur la famille et les droits de l’enfant).

Le plus grand péché

Un texte que j’ai retrouvé dans un vieux poly d’écrits du p. P.Monier s.j., évoqué à l’occasion d’obsèques récentes… RB

Un curé de l’Est m’a joué un tour, alors que je passais dans sa paroisse. Il m’a emmené sans me prévenir vers un groupe de religieuses à qui il avait annoncé ma visite, pour que je leur parle, naturellement. Dans la salle, en avant se trouvait une vieille sœur qui avait l’air malheureuse, tendue, tendue.

« Vous savez, mes Sœurs, je ne savais pas que je voulais vous parler. Je n’ai pas pu demander au Bon Dieu de me donner le courage de vous parler, tellement ce m’est pénible »

Elles me regardent, étonnées
« parce que j’ai l’impression que vous êtes à peu près toutes en état de péché mortel »

La bonne vieille, déjà tendue, se disait : « Qu’est-ce qu’il va nous dire ? »

« en état de péché mortel le plus dégoûtant qu’on puisse imaginer »

Elles se demandaient un peu si j’étais fou !
« celui qui m’énerve le plus et me dégoûte le plus »

Les jeunes se disaient : « Attendons toujours » et se mettaient à rire derrière les bonnes anciennes qui ne riaient pas.

« Ah ! le voici, le péché dégoûtant : (je regarde la vieille) Vous avez travaillé peut-être quarante, soixante ans au service de Jésus-Christ, autant que je puisse deviner, en allant soigner les malades à domicile, en faisant l’école, etc. Vous ne vous êtes pas fait payer, juste de quoi vous nourrir et vous habiller. Ce n’était pas très intéressant. Dès qu’on voyait que ça vous plaisait, on vous mettait ailleurs. Savez-vous comment cela s’appelle : c’est la charité pure, aussi pure que possible. Quand on a travaillé au service du Christ en travaillant au service des autres, et quand on se pose encore la question de savoir si le patron ne va pas vous damner pendant toute l’éternité, après tout le travail qu’on a fait à son service, avouez que c’est dégoûtant ! A sa place, je vous regarderais et vous dirais : « Vous me faites honte, qu’ayant été à mon service pendant toute votre vie, vous pensez que je puisse encore vous menacer de vous torturer pendant toute l’éternité ? » Avouez que c’est un grand péché ! »

Quand j’ai vu que cela commençait à émotionner la vieille sœur, j’ai parlé pour les autres :

« La question de notre éternité ne se pose pas quand nous nous sommes occupés des gens, des malheureux. Jésus-Christ a dit : « Si vous vous aimez les uns les autres, ne vous inquiétez pas » « Père, là où je serai, je ne veux pas être sans eux ; s’ils ne sont pas là, je ne veux pas y être. » Saint Paul dira plus tard : « Ne voyez-vous pas que nous sommes déjà assis avec le Christ à la droite du Père ? » C’est pour cela que, dans votre vie, prenez bien tout ce qui vous met au service des autres, vous n’avez plus à vous occuper de vous, laissez-lui ce souci-là »

Amour et Famille

L’amour suffit-il pour fonder une famille ?

Xavier Lacroix, conférence à Rodez, le 9 mai 2005

Notes prises par RB à la conférence de Xavier Lacroix, le 9 mai 2005, à Rodez (12). Elles n’engagent pas le conférencier. Voir aussi « L’avenir, c’est l’autre« , un de ses livres.

 

Une conférence sur les fondements de la famille ! Nous avons tous déjà une réponse à la question. « Oui, il suffit d’aimer » comme le disait un livre chrétien. D’autres s’interrogent sur le point d’interrogation, ou sur le mot « suffire ». Jamais autant que de nos jours n’a-t-on fondé la famille sur l’amour, alors qu’en trente ans, le nombre de personnes isolées a été multiplié par 2,5, et qu’il n’y a jamais eu autant de séparations et de désaffection du mariage. Jusqu’au XVIIIème siècle, le mariage précédait souvent l’amour (« puisque nous sommes mariés, aimons-nous. ») Jusqu’au XXème siècle, cela a été « puisque nous nous aimons, marions-nous ». Aujourd’hui, c’est plutôt « puisque nous nous aimons, pourquoi se marier ? » Cette conception du mariage tout-amour, avec une barre placée très haut pour la relation, est contemporain d’une vision contractuelle du mariage, comme échange rationnel de services, de gratifications… Avec une recherche de l’autonomie. Dans les deux cas, il s’agit d’une vision conditionnelle du mariage : ce qu’une volonté a fait, une volonté peut le défaire. Un mixage est possible entre les deux conceptions. Une recherche de l’amour – héritage chrétien – cohabite avec une recherche du bonheur, de l’épanouissement personnel. Le philosophe Aupetit estime que nous avons une vision de l’amour trop haute –trop exigeante – pour la petitesse de nos esprits.

Le mariage doit en fait avoir d’autres sources que l’affectif, que les sentiments.

1- Valeurs et limites du sentiment

L’amour-sentiment n’a pas son pareil pour rapprocher deux êtres, pour les rendre perméables l’un à l’autre, à l’inverse de l’égoïsme qui enferme sur soi. Avec l’amour-sentiment, l’autre m’apparaît enfin, devient objet de vénération voire d’adoration, plus important même que mon ego, prenant la place de l’idéal du moi. La relation tend vers une relation de chair à chair, de connivence où l’on fait un avec la substance de l’autre. Ce transport suscite des attentes qui sont un bon ressort pour l’histoire du couple : appel exigeant au don de soi, à l’amélioration de soi. Alain estimait que « c’est le couple qui sauvera l’esprit. » Mais, victime de son succès, l’amour engendre des attentes excessives : tout est attendu du couple. Bonheur, égalité, repos, reconnaissance, communication… Pour réaliser un tel idéal, encore faut-il prendre des moyens, parfois coûteux, exigeants : consacrer du temps à l’autre, communiquer, demander pardon, accueillir la belle-famille, les différences d’éducation… des renoncements qui n’auront pas lieu si le seul ressort du lien est le sentiment, l’affection spontanée, le désir, en lui-même insuffisant à remédier aux pannes du désir. Car il y aura des pannes du désir. Contrairement à un discours psychologisant, le désir est déterminé, résultat de processus qui ont conduit à se rapprocher et qui peuvent conduire à se séparer. On peut même reprocher à l’autre ce qui au départ m’avait séduit. Le changement lié à l’âge, les changements d’attente qui en résultent impliquent un jeu d’équilibrisme insensé, s’il fallait s’adapter en permanence aux attentes de l’autre. Même si le désir dure, il ne peut être le seul ressort du couple. Il devra au moins se transformer. Jean-Claude Sagne distingue dans la vie du couple 4 moments : (1) la constitution (2) la réalisation : le temps de l’accueil, de la constitution du foyer, de la confrontation des différences, (3) la maturité : de l’adolescence des enfants, de la crise de la quarantaine, (4) la résolution : l’accomplissement, la démaîtrise, la gratuité. Passer de l’un à l’autre implique crise, décalage, réajustement permanent. Ce qui permet de tenir, de supporter les changements de régime ?

2- à la recherche de nouvelles ressources

L’essentiel n’est pas tout. S’il est irremplaçable, il n’est pas suffisant. 3 directions de recherche :

a- à l’extérieur de l’amour :

La notion de lien est plus large que celle d’amour, qui n’est pas seul à cimenter le couple. 7 autres noms du lien :

Œuvre : on se marie pour réaliser une œuvre commune, une communauté entre nous, une mise en commun des ressources, l’invention d’une manière propre de vivre ; cela requiert un art, un savoir-faire, des moyens (cf. « nous nous aimons, mais nous sommes incapables de vivre ensemble ») : c’est tout un art que de traverser les conflits, les crises, trouver la bonne distance, accorder leur place aux amis, intégrer la dimension spirituelle, éduquer les enfants…

Fécondité : le mariage est intrinsèquement tourné vers l’avenir, à la différence du concubinage, du Pacs… le couple conjugal n’est pas à lui-même sa propre fin. Parmi les fins essentielles du couple : les enfants, à travers lesquels leur chair devient vraiment une ; la fécondité est le don du don, l’incarnation du don, de l’amour. Le bien des enfants, est au moins une source d’obligation morale pour la solidité du lien conjugal.

Mémoire : les joies comme les peines ont tissé des liens invisibles, et ont fait s’interpénétrer les histoires. Se séparer de l’autre est se séparer d’une part de soi. Le divorce est une mort.

Justice : Levinas reproche aux chrétiens de trop parler d’amour et pas assez de justice. Cf. le partage des tâches, l’exploitation de l’autre à son profit… L’art de la conjugalité exige l’exercice de vertus sociales, politiques : équité, négociation, discussion… Justice et gratuité vont ensemble.

Gratitude : le couple se dissout lorsqu’on ne pense plus qu’en termes d’équivalence, en oubliant ce que l’on doit à l’autre, alors que c’est l’endettement mutuel positif qui constitue le lien. La conscience du don reçu renforce le lien : « Je lui dois tellement ».

Loyauté : la source la plus claire et explicite de la conscience d’être lié : une parole a été donnée, mise en gage. L’autre a été témoin de cette parole donnée. Être homme, c’est être capable d’une telle parole donnée. Nous sommes tous construits, structurés, sur la base d’une telle parole donnée, qui donne cohérence et unité à notre histoire. France Quéré : « si nous tenons parole, la parole nous tiendra. »

Promesse : ce pourrait être le premier terme. Au moment où domine la seule fidélité au jour le jour, la promesse comporte quelque chose d’irremplaçable. La relation commence par le sentiment, mais le sentiment ne saurait être fondateur, car causé et non cause. Seul un acte de parole peut fonder la relation dans le temps. Le débordement sur l’avenir découle de la promesse, faite à l’autre, mais aussi à moi-même, en unifiant mon temps passé, présent et avenir, en me rendant fiable, me donnant consistance, dignité (de foi, de confiance). Par le sens de la promesse, peut-on être amené à dépasser une conception conditionnelle du lien (qu’elle soit amoureuse ou contractuelle : « je reste avec toi à condition que… », auquel cas le lien n’est plus qu’un moyen au service de l’intérêt individuel) Avec la promesse, l’intérêt présent, les gratifications présentes sont relativisées, dans le cadre fixé par la promesse, permettant de trouver les moyens de dépasser les frustrations présentes. L’avenir est ouvert par le passé, non dans le seul présent. La fidélité introduite par la promesse est inconditionnelle, parce qu’elle implique non un engagement à toutes conditions (il faut bien un minimum de réciprocité), mais au-delà des conditions, qui ne sont pas la fin ou le but de l’union ; on ne se demande pas si l’on perd ou si l’on gagne, car le désir est de donner. C’est là un choix spirituel, avec un discernement sur les moyens de mettre cette promesse en œuvre.

b- à l’intérieur de l’amour :

Une énergie spirituelle est requise, pour pardonner, pour persévérer, pour donner, faire confiance, avouer sa faiblesse. C’est au-delà du psychologique. C’est de l’ordre du spirituel, de l’élan profond de la liberté et de l’amour. La volonté est au cœur de l’amour. Saint Thomas définit l’amour d’amitié par « vouloir du bien à l’autre ». Gabriel Madinier : « aimer, c’est vouloir l’autre comme sujet ». Alain : « aimer, c’est vouloir aimer. » L’amour n’est pas seulement issu des conditionnements du passé, mais d’un choix : « je t’aime afin de pouvoir commencer de t’aimer. » Cela sans volontarisme, car la volonté est habitée par l’énergie du désir, avec en plus la décision. Mais quid lorsque le désir est en panne ? Ici intervient une vertu, en filigrane dans la fidélité : la fidélité, du latin fides (fidélité, confiance, foi). Plus décisif que « je t’aime », il y a un « je crois en toi » plus profond encore ! la foi, c’est le contraire de la peur, que l’on entend de la part des jeunes : peur de la routine, de l’ennui, de l’échec, du divorce, de souffrir, de parler… Jean-Paul II a repris le « N’ayez pas peur » dans l’Evangile, où Jésus s’approche de nuit de la barque des disciples dans la tempête, invitant Pierre à marcher sur l’eau, et qui s’enfonce du fait qu’il prend peur. « La peur réalise ce qu’elle craint » (Victor Frankl). La foi, n’est pas seulement la croyance, mais l’acte de « se fier à », la fiance. Le pas de la foi, est un pas, consistant à avancer, à se jeter en avant, à trouver un point d’appui sans le voir, car il est invisible puisque à venir ! Il y a des moments cependant où cette lancée est en panne, semble impossible. C’est alors l’heure du doute, de la fatigue, mais plus encore celle de la décision, de la refondation de l’alliance. Croire en l’autre, en la présence en lui d’une source en lui toujours renouvelée, d’une richesse inexplorée. Croire en la valeur du lien, pas seulement comme moyen au service de l’épanouissement de chacun, mais ayant une valeur en lui-même. Croire en la fides, la foi dans la foi, dans la nuit. Comme la foi en Dieu, la foi doit passer par des nuits. La vie conjugale n’est pas un long fleuve tranquille. Mais il y a une source plus profonde de cette donation réciproque.

La grâce : l’amour comme grâce. Son nom est agapè, amour de don au sens actif : « donner », et passif : « donné ». Nous recevons la force par laquelle nous donnons. Cet amour est la basse continue du couple, de la relation. C’est fondé sur lui que l’on trouvera la force de continuer, de persévérer. Certains non confessants (Jankelevitch) ont le pressentiment, voire la certitude de l’existence de cette source, de cette gratuité originelle. Les croyants nomment avec d’autres la source de cette grâce, ce qui les renvoie au Tiers, et aux tiers.

c- au-delà du couple :

Il y a des ressources extérieures à l’amour. C’est le mariage comme ouverture au(x) tiers. Les propos actuels privilégient le duel, l’intimiste, la perception individualiste, psychologique du couple. C’est là la principale source de fragilité du couple, qui ne s’appuie que sur ses propres forces. Les tiers ont au contraire une place décisive, pour la promesse, l’institution. Que vaudrait une promesse sans témoin, qui ne se graverait dans aucune autre oreille qu’entre nous, sans l’objectivité d’un témoin, d’une mémoire vivante de la parole émise ? Le mariage est « un acte de parole solennel », devant témoin, avec référence aux tiers. Se marier, c’est ne pas compter sur ses propres forces, accepter de ne pas être les seuls sujets de notre union, aller au-delà de la seule subjectivité des époux. Le mariage unit deux sujets entre eux, mais aussi un couple à la société. « Veux-tu être mon époux ? » n’équivaut pas à « m’aimes-tu ? » Le lien sort de la seule intimité. Epoux est différent de copain, compagnon…

Le don de l’amour se réfère à une source que dans la foi chrétienne, nous désignons non seulement comme divine – terme trop général, mais comme surabondance du don qui circule entre les personnes divines, Père, Fils, Esprit. Le Père comme source du don ; le Fils comme la forme, le visage du don ; l’Esprit, comme le souffle, la respiration du don. Le oui de Dieu nous précède et vient habiter notre oui humain. Le oui à l’autre est en même temps oui à Dieu, et dans le oui à Dieu, Dieu se donne. Le sacrement du mariage : l’ouverture à un Tiers divin est indissociable à l’ouverture aux tiers humains, à l’Eglise, à une dimension communautaire, indissociable du mariage. Cette dimension élargit horizontalement l’amour conjugal, et cette ouverture ne fait qu’un avec l’ouverture verticale à Dieu. La communion avec d’autres enrichit la communion dans le couple. Le plus large est présent dans le plus intime.

Se marier, ce n’est pas seulement constituer un couple, mais fonder une famille. En ne soulignant que la dimension affective dans la famille, on oublie les dimensions objectives, sociales, politiques de la famille. Or aujourd’hui, 4 ouvrages sur 5 sur la famille sont de psychologie, n’insistant que sur la dimension inter-subjective dans la famille. Cette primauté du sentiment (« puisqu’ils s’aiment… ») fait que beaucoup pensent possible le mariage homosexuel, voire l’adoption des enfants. Alors que le mariage, le fait de donner la vie, ce n’est pas seulement aimer affectivement, mais être médiateur de la transmission de la vie, donner un cadre, une structure à la croissance de l’enfant, notamment dans la découverte de son identité sexuée, ce qui suppose de l’inscrire dans un généalogie double d’un père et d’une mère, avec des rôles symboliques et réels récapitulatifs ensemble de l’humain, par un jeu subtil d’identification et de différentiation. Transmission, interdits, autorité… Paternité et maternité ne relèvent pas que du psycho-affectif, mais réclament un ancrage charnel et symbolique. La famille est le lieu où la parole et la chair s’appellent mutuellement. Le lieu le plus charnel et le plus codifié par une parole d’appel.

Oui l’amour peut être reconnu comme valeur centrale de la famille, à condition d’être travaillé par d’autres valeurs et réalités, à l’intérieur de lui-même (recentré sur l’amour-agapè, l’accueil de la grâce) et à l’extérieur de lui-même (décentré sur d’autres fins que lui-même, parce que sa vie est d’être ordonné à l’autre…).

3- Questions :

La vieillesse de l’amour ?

Les divorces sont les plus forts au bout de 4 ans, puis après le départ des enfants, exigeant une refondation du couple. Une autre forme de fécondité est à trouver, dans l’accueil gratuit de la vie comme don, au-delà de l’action, de l’efficacité. Le rôle en tant que grands-parents est aussi à mentionner.

La fécondité ne concerne-t-elle pas aussi le couple lui-même ?

« Le premier fruit de l’amour, c’est l’amour »(Françoise Dolto), et par delà la possible stérilité charnelle d’un couple (1 sur 20, plus qu’autrefois), d’autres fécondités sont possibles, même s’il y a un caractère irremplaçable à la fécondité charnelle : il y a l’adoption, accueil inconditionnel de l’enfant… la fécondité sociale, dans le service d’autrui, la fécondité spirituelle…

Une vision renouvelée du sacrement du mariage ?

Il y a une éthique très forte de la conjugalité chez les protestants, mais le mariage n’est pas un sacrement pour eux. La sacramentalité – le don de Dieu médiatisé par un signe – est reconnue par des protestants. Pour moi, l’ouverture à Dieu et à la communauté est au cœur du sacrement.

L’enfant et le couple

Même si un enfant contribue à cimenter un couple, il ne saurait avoir cela pour vocation. Ce ciment est là comme un fruit, un cadeau, non comme un but, sinon l’enfant ne serait qu’un moyen : le couple est pour l’enfant, c’est lui qui donne à l’enfant ; et non pas l’enfant pour le couple, l’enfant-prothèse, l’enfant-besoin. L’enfant n’est pas objet de droit, mais sujet de droit. Le but de l’adoption est d’ « offrir une famille à un enfant », non pas d’offrir « un enfant à une famille ». Aujourd’hui on a une philosophie dominante d’inspiration anglo-saxonne : l’utilitarisme, qui nie toute gratuité, tout don ; où tout ce que nous faisons, nous le faisons par calcul d’intérêt. On y confond fruit et but.

Peut-on appliquer cette distinction fruit-but à la grâce du sacrement du mariage ?

Oui, car la grâce du sacrement n’est pas instrumentalisable. Le mariage est affaire de don, dans lequel on expérimente la présence et le don de Dieu. Il n’est pas recherche d’une assurance.

L’importance de l’accord entre conjoints ?

Oui, mais aussi, à la suite du moraliste protestant Olivier Abel, l’importance d’intégrer la dissension, les disputes dans le couple, parce que le couple ne repose pas que sur l’harmonie, l’accord entre les conjoints ; il y a aujourd’hui un excès d’exigence vis-à-vis du couple, une moralisation excessive du couple, une intransigeance qui demande trop au couple. Dès qu’il y a adultère, on divorce ; dès que l’on a une panne du désir, on divorce ; dès que l’on passe quelques mois sans rien avoir à se dire, on divorce. L’art conjugal, c’est aussi l’art de gérer les désaccords. « Le couple, c’est la défaite de l’idéal » (Engelmann) ou la déception surmontée. De fait, ce que je décris du couple est tout le contraire d’un idéal (inaccessible) : c’est un essentiel… le cœur du cœur, le meilleur de ce que nous vivons, la fides.

L’amour passion ?

Je préfère l’amour-patience. Le même mot latin passio signifie sentir, subir, souffrir. Dans la littérature occidentale, 9 textes sur10 concernent l’amour-passion que l’on subit et dont on souffre (Tristan et Iseult, Roméo et Juliette), un amour souvent vécu à l’extérieur du mariage, et qui ne correspond pas à l’expérience courante de l’amour. L’amour dans le mariage comporte lui aussi une dimension d’accueil, de réception d’un don, de ressenti, de passivité. Mais il a un côté actif, absent de l’amour passion, considéré comme fatal, et par rapport auquel on n’est pas libre.

Le « senti » ment ?

En fait, le senti nous dit aussi quelque chose de juste. Certes, il peut y avoir de l’illusion dans les sentiments (on s’aime soi-même en l’autre en aimant en l’autre la bonne image qu’il nous renvoie de nous-même ; on « aime aimer » (Saint Augustin)…). Et le sentiment est fragile, précaire, versatile : l’amour peut se renverser en haine. Mais le sentiment nous renseigne, il nous dit que l’on est sensible à l’autre, que l’autre a de l’importance, qu’il est beau. Le sentiment nous tourne vers l’autre. La joie, la tendresse sont des sentiments. Le sentiment est une notion composite : autrefois, on disait inclination. Je le définis comme une orientation de l’affectivité vers un autre, un mix de conscience, de sensation, de volonté. Il y a le senti (via les sens) et le ressenti (leur retentissement intérieur).

La finalité de la famille ?

La famille n’est pas seulement une réalité affective, mais aussi des conditions objectives de croissance, un lien où l’on trouve une place, dans une généalogie, une parentèle, une lignée. Elle a pour fin principale de transmettre la vie, des biens spirituels et culturels. Elle ne peut être une fin en soi. Jean Lacroix appliquait à la famille la distinction bergsonienne du clos et de l’ouvert. Ce serait une tentation mortelle pour une famille de se clore sur elle-même, dans un égoïsme familial, clanique, totalitaire de préservation du patrimoine familial, d’un bonheur clos. Une famille chrétienne ne peut se donner elle-même comme but, mais s’ouvre à plus large qu’elle, comme membre d’un corps plus large. Les relations familiales y gagnent : je ne suis bien père qu’en lien avec d’autres pères, une constellation paternelle.

Pourquoi est-ce si difficile à transmettre ces propos de bon sens ?

Les objets se transmettent facilement. Non les biens spirituels qui se transmettent indirectement : chacun doit aussi les découvrir lui-même. La famille est une réalité qui se vit avant de s’expliciter verbalement. Elle est à la fois plus fragile aujourd’hui, tout en restant LA valeur fondamentale de nos contemporains. La famille n’est pas à restaurer à l’ancienne, il s’agit de lui ménager un avenir. « Conservateurs de l’avenir » (card. Etchegaray), sachant que chaque génération apporte sa note, sa coloration propre.