Pâques (3)

LES EVANGILES ET LES ACTES DES APÔTRES

Les rédacteurs des Evangiles dépassent les problèmes posés par le schéma 2 de différentes manières. Ils font de l’événement pascal, de la passion et de la résurrection du Christ le sommet de leurs oeuvres, montrant que c’est là que se situe la révélation ultime de Dieu. Ils exposent cet événement ainsi que la vie de Jésus comme le point d’aboutissement de toute l’histoire du salut. Ils le font en utilisant l’Ecriture de l’AT elle-même pour le présenter, non pas seulement à titre illustratif ou apologétique vis à vis des juifs, mais comme s’il n’était pas possible de le présenter autrement. Aux yeux d’un non croyant, une telle construction littéraire pourrait sembler une création arbitraire de l’Eglise primitive cherchant elle-même à donner sens aux événements. Les récits de résurrection ne seraient alors que des mythes invraisemblables à visée étiologique. La formule de R. Bultmann « Jésus est ressuscité dans le kérygme de la communauté » illustrerait ce point de vue, s’il n’y avait la subsistance d’Israël comme témoin crédible de ce qui reste pertinent dans le premier schéma : l’impossibilité d’accéder humainement – sans révélation – à une synthèse de toutes les figures de révélation de l’AT. « Ce qui est décisif, c’est que l’Ancien Testament tout entier ait été amené à déboucher sur une synthèse transcendante qui ne pouvait être construite à partir de lui. » ([1] p.219) L’usage obligé de l’AT dans les Evangiles manifeste ainsi la relation entre l’événement pascal et toute l’histoire du salut qui le précède : la seconde conditionne le premier comme préparatifs et comme figure, mais c’est le premier qui détermine la seconde, comme cause finale.

Les Actes de Apôtres décrivent les débuts de l’histoire de l’Eglise comme le déploiement de l’événement pascal dans l’histoire : avec Pierre, avec Paul dont la vie est obéissance et imitation du Christ, c’est la puissance de l’Esprit Saint qui est à l’œuvre. Matthieu, lui, « a écrit ses « Actes des Apôtres » en surimpression au récit évangélique » ([4] p.169) donnant avant Pâques aux disciples de Jésus la foi d’après Pâques qui leur permet de le reconnaître comme le Seigneur, le Fils de Dieu (Mt 16,13-23). Ce qu’il y a alors de remarquable, c’est que le cœur de l’événement pascal lui-même, la résurrection du Christ, le point central de toute l’histoire du salut, passée (AT) et future (Ac, Mt), ce centre n’est pas décrit. Contrairement aux apocryphes, les évangélistes gardent une sobriété d’expression convenant à l’objectivité de la rencontre, en n’appuyant leurs récits que sur des événements historiquement tangibles : ceux qui précèdent la mise au tombeau et ceux qui suivent le tombeau vide. Ils ont fait un choix normatif de « concepts et moyens d’expression convenables [en juxtaposant] des traditions différentes et en partie contradictoires (…) des affirmations limites » qui n’ont pas à être conciliés à tout prix sur le plan terrestre (chronologie, topographie…) mais à être rattachés à « la source commune transcendante qu’elles expriment » ([1] p.245-246) , sans pour autant verser dans l’anti-historisme de Bultmann*. Le schéma est alors le suivant, qui donne tout son sens au mot Pâque – passage :

Un saut doit être fait, que seul le Christ peut réaliser, et qu’il n’est pas donné à l’homme, fût-il évangéliste, de décrire par une description qui supprimerait le saut nécessaire de la foi. Le chemin décrit par les évangélistes est normatif pour le croyant ; il s’agit de passer du « voir sans croire » (condition des disciples auprès de Jésus avant la résurrection), au « ni voir, ni croire » (pendant la nuit du tombeau et l’indescriptible résurrection), au « voir et croire » (les apparitions du Christ ressuscité) et enfin au « croire sans voir » (Jn 20,29).

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* « Que la frontière marquant l’entrée dans le mythe ne soit pas franchie, en d’autres termes, que la dite image mythique du monde reste sans valeur par rapport à l’intention théologique de l’exposé fait que les affirmations bibliques gardent pour nous leur importance, par delà tous les changements que l’histoire a entraînés dans les conceptions du monde, sans que soient requises nulle part de suppressions ni d’altérations importantes (par démythisation). Les « faits nus » (…) sont présentés de telle façon que leur portée théologique apparaît sans que, derrière le kérygmatique, l’historique devienne méconnaissable. » [1] H.U. von Balthasar, Le Mystère Pascal, in Mysterium Salutis n°12, p.246

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Pâques (4)

DE L’EVENEMENT PASCAL VERS LA THEOLOGIE CHRETIENNE

Si le schéma 3 rend bien compte de la cohérence de l’économie du salut, cohérence entre AT et NT manifestée par la structure typologique du langage de la foi qui a émerveillé les Pères de l’Eglise, et cohérence que le Christ seul, par sa passion et par sa résurrection pouvait donner, il subsiste cependant le risque de se placer non plus au niveau de la foi, mais au niveau d’une connaissance qui, une fois connu l’enchaînement de l’histoire du salut, prétendrait le surplomber, en démonter le mécanisme, en se servant même du schéma présenté pour « dépasser » l’événement pascal. Le « il fallait » de l’accomplissement des Ecritures (Lc 24,25-27) serait l’expression d’une loi universelle de l’histoire, à laquelle le Christ lui-même serait soumis ; une loi qui, une fois connue, suffirait au « croyant », le Christ n’étant qu’un cas particulier exemplaire d’application de cette loi, un symbole en référence à une « valeur » plus haute. Sont alors possibles de multiples approches non théologiques de l’événement pascal, qui le « spiritualisent » en des valeurs abstraites et le ramènent en même temps à un niveau purement humain : une sagesse psychologique de reconnaissance positive de la limite et de la mort, l’inauguration d’une civilisation de l’amour-qui-pardonne comme vrai principe des relations humaines, un fondement à l’affirmation de la dignité infinie de la personne humaine, une réconciliation possible de l’homme avec lui-même et avec le cosmos, une espérance de survie après la mort… autant de thèmes qui pourraient nourrir une apologétique s’appuyant sur les « oeuvres » du Christ (Jn 10,38), voire inspirer tel « credo » humaniste ; mais des thèmes qui, une fois affirmés pourraient à la rigueur se passer du Christ, en prenant le statut de « valeurs » autonomes, de fait moins absolues, mais dégagées de toute révélation. Si une telle dégradation du christianisme en morale ou en philosophie est possible, il peut en être ainsi du fait même de la kénose du Christ qui lui fait abandonner à autrui jusqu’à la fécondité de sa vie et de sa mort, au point de laisser aux hommes la possibilité d’en user sans se référer à lui. Mais le chrétien au contraire perçoit l’origine divine de cette fécondité et affirme l’identité divine et humaine de Jésus-Christ, identité qui dépasse ce en quoi nous percevons qu’il nous comble, et cela, dans le fait même d’être totalement « pour nous » ! Celui qui décide d’ignorer cela succombe à la même tentation que celle évoquée avec les autres schémas, celle de spiritualiser les événements ; en s’abstrayant de l’histoire pour en donner le sens lui-même ; en évitant la rencontre personnelle avec le Christ, avec l’Emmanuel, Dieu-avec-nous ; en méconnaissant le fait que « depuis la résurrection de Jésus par le Père et le don de leur Esprit commun, Dieu est tout entier et définitivement présent pour nous, il nous est révélé jusque dans les profondeurs de son mystère trinitaire, bien que cette profondeur qui nous a été révélée (1Co 2,10s) manifeste d’une façon toute nouvelle, absolument saisissante, son mystère insondable (Rm 11,33). » ([1] p.209) Ce qui est en cause ici, c’est donc l’attitude de celui qui accueille le témoignage de l’Evangile :

– s’il veut rester au centre du jugement sur la crédibilité de ce qui s’offre à lui, en voulant accéder par lui-même au « sens » à partir des « faits » relatés, il restera incapable de poser un acte de foi. Il ressemblera à un spectateur de cinéma qui resterait « en dehors du film » pour juger du tournage en ne s’interrogeant que sur la cohérence et la vraisemblance du scénario, à la recherche de garanties pour donner son adhésion ; or, celles-ci lui manqueront toujours : la résurrection n’est pas décrite ; le tombeau vide n’est pas une preuve.
– s’il veut au contraire entrer dans un dialogue, en se laissant emmener par la Parole de Dieu qui s’exprime dans l’Evangile, il accédera mystérieusement au fait de la résurrection, par le sens donné à sa propre vie dans la rencontre avec le ressuscité.

« Le jugement « Jésus est ressuscité d’entre les morts » n’est ni un constat empirique ni le résultat d’une preuve scientifique. » ([3] p.117) On n’accède donc pas à la résurrection comme à un fait historique qui conduirait à croire, mais comme à ce qui donne sens à l’histoire, dès lors que celle-ci est déjà expérimentée elle-même comme une histoire rendue sensée par la rencontre personnelle avec le ressuscité. Ainsi, chez Marc, il n’y a pas d’apparitions – en dehors de la finale (Mc 16,9-20) d’une rédaction d’origine différente. L’expérience des femmes au tombeau est celle de la peur devant le mystère, pour signifier que la rencontre avec le Christ, à son initiative, est le préalable à l’accueil même de l’Evangile : « celui-ci n’est pas une Bonne Nouvelle que l’Esprit humain peut accepter sans être déconcerté profondément ; pour surmonter cette frayeur, une parole angélique ne suffit pas, un texte d’évangile ne suffit pas davantage : il faut se taire, et attendre l’illumination de Dieu en personne. » ([2] p.181) Il faut se taire « afin de mieux accueillir la Parole de Dieu qui se laisse entendre au creux de l’absence. » ([2] p.186) Il en est ainsi pour tout croyant, comme pour ces croyants qui nous ont légué les Evangiles : « sans nier aucunement la priorité objective de l’événement arrivé à Jésus (…) la réception de la résurrection dans le témoignage des apôtres appartient à son sens et donc à son fait, en tant que celui-ci a une portée historique. Tel est l’élément de vérité de la formule « Jésus est ressuscité dans le kérygme de la communauté », à la condition de reconnaître que l’événement arrivé à la personne de Jésus est médiateur de l’événement arrivé à la communauté, avec lequel il forme une unité indissoluble. Il y a là toute la solidarité qui va du corps ressuscité de Jésus au corps ecclésial suscité par la résurrection. » ([3] p.119) On peut alors comprendre le projet des évangélistes et de l’Eglise qui a défini le canon des Ecritures : donner non pas une description exhaustive qui dirait le tout de Dieu et de sa venue dans le monde en Jésus-Christ ; cela est impossible (Jn 21,25) ; mais une invitation à rencontrer le Christ à la lumière de Pâques, l’unique Jésus-Christ ressuscité, rencontré déjà de diverses manières parfois apparemment contradictoires (à Jérusalem, en Galilée…) mais qui suffisent pour baliser toute nouvelle rencontre, sachant que c’est par l’Esprit Saint répandu sur l’Eglise qu’il appartient à chacun de faire cette rencontre (Jn 14,26). Ainsi, une accumulation de témoignages de rencontre n’est pas utile, ni ne suffirait à en épuiser le mystère. Chez Mt, les apparitions sont limitées à celle aux femmes au tombeau, et à celle aux disciples dans la scène finale – « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » -, en inclusion littéraire avec la promesse contenue dans le nom d’Emmanuel donné à Jésus au début de l’Evangile. On peut illustrer cela par une analogie graphique (avec effet de perspective) faisant du croyant, non un observateur qui surplomberait l’histoire du salut, mais un être impliqué dans cette histoire.

Les schémas qui précèdent se récapituleraient alors en celui-ci, comme autant de routes vers le Christ :

Tout converge vers la croix du Christ, l’AT comme le NT, de même que les vies des croyants qui témoignent de leur rencontre avec le ressuscité, et dont les témoignages nous proviennent pour ainsi dire de l’avenir, parce qu’ils nous parlent de ce que sera notre propre rencontre avec Dieu : l’ouverture vétéro-testamentaire vers l’avenir qu’est le Christ, subsiste en régime chrétien, mais polarisée sur la rencontre avec le ressuscité ; et cette rencontre est toujours ce qui « ad-vient » de manière imprévisible comme un événement de grâce, ce dont témoignent les Evangiles dans leur discrétion respectueuse du mystère de la résurrection, mystère sans analogie malgré ses préparatifs bibliques. « Quand (…) le chrétien affirme dans la foi la résurrection de Jésus (…) il comprend suffisamment le sens de cette affirmation pour en vivre, en communion avec la parole des premiers témoins ; mais d’autre part, il ne sait pas encore ce que ressusciter veut dire, puisque sa parole a un contenu eschatologique qu’il ne découvrira pleinement que lorsqu’il sera lui-même ressuscité. » ([3] p.121) Les expériences religieuses de l’AT et du NT n’en ont pas moins un caractère normatif pour indiquer la voie de cette rencontre. Cependant, le Christ étant l’unique sauveur, et le « chemin » lui-même, on peut comprendre : (1) la non nécessité d’une liste de chemins de rencontre plus complète que celle du canon des Ecritures pour permettre l’accès au Christ, (2) la possibilité d’une convergence progressive vers lui d’autres voies religieuses, qu’à vues humaines on considérerait plutôt comme parallèles et sans point de concours. Un tel schéma, avec le Christ pour avenir, est complémentaire de celui qui considère « le mouvement de la christologie du Nouveau Testament » (B.Sesboüé [3] p.76), où le temps de l’histoire, entre l’Alpha et l’Oméga est « embrassé » par l’éternité divine, avec le Christ au centre de l’histoire. Tant du point de vue théologique qu’iconographique, la perspective occidentale « à un point de fuite » (schéma 4), tendue vers le Christ, serait complémentaire de la perspective « inversée » orientale dans l’accueil de la vie divine :

Aucun exposé sur Pâques ne saurait remplacer la contemplation croyante du mystère, à travers les témoignages de ceux qui, les premiers, ont fait l’expérience de la rencontre avec le ressuscité. L’Ecriture elle-même ne vaut que comme invitation à cette rencontre avec un Dieu qui vient au devant de l’homme. De la sorte est possible un discours sur Dieu.

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Divorcés-remariés & communion

L’accès à la communion des personnes divorcées remariées

La parution en 1999 d’un recueil de textes rappelant la position de l’Église catholique sur la place des divorcés remariés dans l’Église, et notamment l’introduction de ce recueil par le cardinal Ratzinger (DC n°2201 p. 316-325) a suscité des réactions critiques vis à vis de ce que certains ont considéré comme une manifestation de raideur magistérielle, en contradiction avec une vraie charité pastorale prenant en considération des situations personnelles, situations par ailleurs de plus en plus nombreuses. Si les critiques se focalisent sur l’accès des fidèles divorcés remariés aux sacrements, c’est peut-être parce que c’est là où la discipline de l’Église et le rapport personnel du croyant à la grâce et à la miséricorde du Christ paraissent le plus s’opposer, du fait que parmi les baptisés divorcés remariés, les plus pénalisés par cette discipline ecclésiale seraient en fait les plus fidèles, les plus disposés à accueillir fructueusement, en Église, la grâce des sacrements refusés.

Pour interpréter la position magistérielle d’une manière autre que critique (laxiste) ou au contraire rigoriste (tutioriste), alors qu’aussi bien l’exigence et la compassion sont complémentaires en ce sujet, les pages qui suivent proposent une lecture résumée de l’introduction du cardinal Ratzinger et quelques réflexions sur l’accès des personnes divorcées remariées à la communion. Il s’agira de vivre pleinement en chrétien cet état de vie et ce qu’il implique comme rapport fécond au Christ et à son corps qu’est l’Église.

Quelle que soit l’appréciation portée sur le fond, les pages de l’introduction au recueil de textes du Magistère publiés par le Saint Siège, ont le mérite de résumer avec précision la position de l’Église déjà exprimée dans des documents tels que Gaudium et Spes (GS n°47-52), l’exhortation apostolique Familiaris Consortio (FC – 22 nov. 1981), le code de droit canonique (CIC, 1983), le catéchisme de l’Eglise catholique (CEC n°1650-1651) et enfin la Lettre aux évêques de l’Église catholique sur l’accès à la communion eucharistique de la part des fidèles divorcés remariés (14 sept.1994 – DC n°2156 p.260-261). Ces pages situent aussi la problématique dans son contexte historique et ouvrent des questions à creuser.

Contexte historique

Le Concile de Vatican II n’a pas explicitement évoqué le statut des personnes divorcées remariées, mais en réaffirmant l’incompatibilité du divorce avec l’amour matrimonial, il a rappelé la doctrine constante dans l’histoire de l’Église sur l’indissolubilité du mariage. Si depuis le 18ème siècle, le divorce a été progressivement rendu possible dans les législations civiles, avec la possibilité d’un nouveau lien matrimonial, l’Église n’en a jamais reconnu la validité, ni du divorce, ni du remariage. Au contraire, le code de droit canonique de 1917 désignait les fidèles divorcés remariés comme « publiquement infâmes » et exclus des sacrements de la pénitence et de l’Eucharistie. Le ton aujourd’hui a changé à l’égard des personnes divorcées remariées, mais les orientations pastorales les plus récentes ainsi que les documents magistériels de ces dernières années rappellent l’indissolubilité du mariage et la non admission des fidèles divorcés remariés qui « persistent avec obstination dans un péché grave et manifeste » (CIC n°915) De plus, on souligne que la conviction personnelle d’un fidèle divorcé remarié sur la nullité de son précédent mariage, mais sans possibilité d’en apporter une preuve « au for externe », cette conviction ne suffit pas à elle seule pour lui donner accès au sacrement, de son initiative ou de celle d’un pasteur, fût-il le pape. La réalité publique du mariage impose en effet que des preuves objectives en attestent la nullité. Cependant ça et là, une pratique pastorale s’est développée consistant à tolérer la réception des sacrements par les fidèles divorcés remariés qui estiment en conscience y être autorisés. La Congrégation pour la Doctrine de la foi a donc été sollicitée pour préciser la position du Magistère de l’Église : ce fut la Lettre aux évêques de 1994. En introduction du recueil de 1999, le cardinal Ratzinger résume en huit thèses la doctrine de l’Église.

Doctrine de l’Église

« Les fidèles divorcés remariés se trouvent dans une situation qui contredit objectivement l’indissolubilité du mariage. » Celle-ci n’est pas une simple norme ecclésiale, mais une volonté exprimée du Christ ; aussi l’Église n’a pas le pouvoir de défaire un lien matrimonial valide, ce qui exclut toute célébration ecclésiale d’un remariage d’un fidèle divorcé.

« Les fidèles divorcés remariés demeurent membres du Peuple de Dieu et doivent faire l’expérience de l’amour du Christ et de la proximité maternelle de l’Église. » C’est un appel à une attention pastorale particulière de la part des pasteurs et des communautés pour être proche des fidèles divorcés remariés et accompagner ceux qui souffrent de relations familiales difficiles.

« Comme baptisés, les fidèles divorcés remariés sont appelés à participer activement à la vie de l’Église, dans la mesure où cela est compatible avec leur situation objective. » Est citée Familiaris Consortio : « On les invitera à écouter la Parole de Dieu, à assister au sacrifice de la messe, à persévérer dans la prière, à apporter leur contribution aux œuvres de charité et aux initiatives de la communauté en faveur de la justice, à élever leurs enfants dans la foi chrétienne, à cultiver l’esprit de pénitence et à en accomplir les actes, afin d’implorer, jour après jour, la grâce de Dieu. » Il y a là aussi l’invitation à une compréhension plus profonde de la communion spirituelle, dans la participation à la messe.

« A cause de leur situation objective, les fidèles divorcés remariés ne peuvent pas être admis à la sainte communion ; ils ne peuvent pas non plus accéder de leur propre initiative à la Table du Seigneur. » Cette norme n’est pas un règlement disciplinaire modifiable par l’Église, mais résulte d’une situation objective contredisant « la communion d’amour entre le Christ et l’Église, telle qu’elle s’exprime et est rendue présente dans l’Eucharistie. » (FC n°84) Si admission il y avait, cela induirait en erreur les fidèles sur l’indissolubilité du mariage. Inversement, les fidèles divorcés remariés qui accueillent avec une conviction intérieure cette impossibilité objective rendent témoignage à leur manière de l’indissolubilité du mariage et de leur fidélité à l’Église.

« A cause de leur situation objective, les fidèles divorcés remariés ne peuvent pas exercer certaines responsabilités ecclésiales. » (cf. CEC n°1650) Cela vaut pour la fonction de parrain (cf. CIC n°874) ainsi que pour les fonctions pastorales qui présupposent un témoignage particulier de vie chrétienne. Cette exigence de discernement pastoral devrait être exercée à l’égard de tous les fidèles et non aux seuls fidèles divorcés remariés.

« Si les fidèles divorcés remariés se séparent ou bien s’ils vivent comme frères et sœurs [notamment si l’éducation des enfants exige de rester ensemble], ils peuvent être admis aux sacrements. » Cette continence manifeste le ferme propos de ne plus être en contradiction avec l’indissolubilité du mariage.

« Les fidèles divorcés remariés, qui sont subjectivement convaincus que leur précédent mariage était invalide, doivent régler leur situation au for externe. » Cependant, de nouvelles voies sont promues pour prouver la nullité du précédent mariage, notamment le fait que les déclarations crédibles des deux conjoints peuvent constituer à elles seules une preuve suffisante de nullité (cf. CIC n°1536, 1679).

« Les fidèles divorcés remariés ne doivent jamais perdre l’espérance de parvenir au salut.»

Objections et éléments de réponse

Face aux objections qu’une telle doctrine suscite, quelques éléments de réponse sont donnés :

« Beaucoup estiment, alléguant divers passages du Nouveau Testament, que la parole de Jésus sur l’indissolubilité du mariage permet une application souple et ne peut pas être classée avec rigidité dans une catégorie juridique. » En réalité, la position de l’Église n’est pas le résultat d’un tri entre passages bibliques rigoureux et d’autres plus ouverts à une possible exception de divorce (Mt 5,32 ; 1Co 7,12-16) : la fidélité envers la parole de Jésus conduit à voir le divorce comme résultant de la dureté de cœur des hommes, et contraire à la volonté du Créateur (Mc 10,9). L’indissolubilité du mariage sacramentel entre deux chrétiens croyants vient aussi de sa valeur de signe de l’alliance inconditionnelle de la part de Dieu. Les « exceptions » évoquées concernent en fait des situations de non sacramentalité, de non validité du mariage contracté.

« D’autres objectent que la tradition patristique laisserait place à une pratique plus différentiée, qui rendrait mieux justice aux situations difficiles ; à ce propos, l’Église catholique pourrait apprendre quelque chose du principe de l’ »économie » des Églises orientales séparées de Rome. » Une étude historique détaillée serait nécessaire pour l’affirmer. Trois lignes générales semblent claires : (1) selon les Pères, l’indissolubilité du mariage découle de la volonté du Seigneur ; (2) les fidèles divorcés remariés ne furent jamais officiellement admis à la communion, même s’il y eut des tolérances pastorales en divers lieux ; (3) la pratique des Églises orientales, plus libérale en matière de divorce, admettant dans des cas déterminés un 2nd voire un 3ème mariage, d’une part est inconciliable avec les paroles de Jésus sur l’indissolubilité du mariage, et d’autre part, pourrait s’expliquer par l’imbrication plus étroite entre l’État et l’Église amenant à des concessions théologiques abusives, que la réforme grégorienne et les conciles de Trente et de Vatican II ont permis d’éviter en Occident.

« Beaucoup proposent de permettre des exceptions à la norme ecclésiale, sur la base des principes traditionnels de l’ »epikeia » et de l’ »aequitas canonica » [justifiant une décision de conscience s’éloignant de la norme générale]. » En fait, ces principes ne s’appliquent qu’à des normes humaines et non à une norme de droit divin (remontant au Seigneur) comme l’indissolubilité du mariage vis à vis de laquelle l’Église ne peut entrer en contradiction. En revanche, l’Église peut approfondir les conditions de validité d’un vrai mariage, ainsi que les motifs de nullité de mariage (empêchements matrimoniaux, privilèges paulin et pétrinien) et les preuves à donner au for externe d’une telle nullité (cf. ci-dessus), sachant dans ces cas que le for interne, la seule conviction personnelle d’une des parties ne permet pas de juger soi-même en conscience de cette nullité, en dehors d’une procédure qui l’objective, en l’occurrence, devant un tribunal ecclésiastique.

« Certains accusent le Magistère actuel de repli sur soi par rapport au Magistère du Concile [de Vatican II], et de proposer une vision préconciliaire du mariage. » L’approche personnaliste de Gaudium et Spes n’a pas rompu avec la doctrine traditionnelle du mariage, avec fidélité jusqu’à la mort. En parlant de sacrement de mariage et de pacte d’amour et de vie, la dimension contractuelle, sociale, ecclésiale du mariage demeure, que le droit explicite. Une question reste ouverte : puisque la foi est requise et appartient à l’essence de tout sacrement, le mariage de deux baptisés non croyants est-il sacramentel ? Quelle évidence de non-foi entraînerait alors la nullité du mariage ?

« Beaucoup affirment que l’attitude de l’Église dans la question des divorcés remariés est unilatéralement normative et non pas pastorale [en pratiquant un langage d’exclusion, des sacrements et de certaines charges]. » Si la forme de ce langage doit être amendée pour atteindre les personnes et les cultures, son contenu doit s’attacher sans compromis à la vérité révélée, tant amour et vérité, charité pastorale et exigences de fidélité vont de pair. « Seul ce qui est vrai peut être pastoral. »

Réflexions sur l’accès à la communion

Le résumé précédent des réponses aux objections à la doctrine de l’Église concerne principalement le maintien du principe évangélique de l’indissolubilité du mariage, au cœur du débat. Pourtant, la contestation de ce principe ne s’affiche pas de manière aussi revendicatrice et aussi douloureuse que pour la question apparemment moins fondamentale de l’accès des fidèles divorcés remariés aux sacrements et en particulier à la communion. Cela peut s’expliquer, à une époque où, même en milieu non chrétien, le modèle du couple uni pour la vie apparaît encore comme un idéal, certes jugé inaccessible, irréaliste, mais idéal quand même. La relation durable apparaît comme une réussite plus désirable que le divorce – conçu comme échec – ou l’instabilité matrimoniale des familles recomposées. Que l’Église tienne à cette indissolubilité du mariage témoigne d’une exigence conforme à cette attente. Inversement, l’accès des fidèles divorcés remariés à la communion est un sujet plus polémique puisqu’il touche des personnes en situation concrète où le discours du Magistère de l’Église semble désavoué par les faits et les pratiques, en paraissant s’établir dans le registre juridique du « Tu n’as plus droit à ceci, puisque tu as fait cela ». Un tel discours peut être perçu comme enfermant la personne dans ses actes passés, dans une « situation objective », dont elle peut être davantage victime que responsable. De plus les invitations magistérielles récentes invitant les fidèles divorcés remariés à participer autrement et fructueusement à la vie ecclésiale, peuvent sembler déguiser par des pratiques accessoires ce qui est en fait une exclusion de l’essentiel, l’Eucharistie, source et sommet de la vie chrétienne.

Pour esquisser une réponse à ces objections, voici quelques réflexions qui pourraient déborder le cadre des seuls fidèles divorcés remariés, et qui concernent ce qui se réalise dans le sacrement de l’Eucharistie, le rapport du fidèle au salut qui y est signifié, et les rôles liturgiques différentiés qu’y jouent les membres de l’assemblée.

Pourquoi certaines catégories de fidèles n’ont-elles pas le droit de communier ?

Le registre du droit n’est pas le plus approprié pour parler de ce qui relève d’un don gratuit, immérité, que personne ne peut revendiquer comme un dû, comme un droit. A proprement parler, personne n’y a droit ! De même pour le sacrement du baptême, où le long temps du catéchuménat entraîne le futur baptisé à se recevoir dès maintenant du Christ plutôt qu’à s’impatienter d’une demande qui tarde à être exaucée ; de même pour la confirmation, où c’est moins le fidèle qui confirme son baptême, que l’Esprit Saint qui vient le confirmer ; de même pour l’ordination, où l’initiative et l’antécédence de l’appel de l’Église (particulièrement manifeste pour l’appel au diaconat ou à l’épiscopat), entraînent l’ordinand à remettre son projet, son désir entre les mains du Christ via les médiations ecclésiales… Ce n’est pas moi qui ait droit à tel sacrement ; c’est le Christ qui appelle, qui convoque tel ou tel, à travers son Église en vue de signifier sacramentellement un don de salut fait pour tous. Que tous ne soient pas baptisés, mariés, ordonnés, confirmés, eucharistiés ne relève pas premièrement d’un droit accordé ou non à qui l’Église jugerait bon de l’accorder, mais d’un signe sacramentel donné par grâce à qui consent, en l’accueillant, à être lui-même pour les autres signe du salut offert à tous, selon une modalité d’expression convenant à la situation objective de chacun. Ainsi, par une analogie qui reste à vérifier, autant c’est une « convenance de signe » qui justifie que l’on appelle à l’ordination des hommes qui ont fait le choix de la chasteté dans le célibat, autant c’est une convenance de signe d’un autre ordre qui pourrait être le motif suffisant de distinguer parmi les fidèles participant à la messe, ceux qui sont appelés à recevoir la communion.

Comment vivre en chrétien sans communier ?

C’est la relation personnelle du baptisé à Jésus-Christ qui fait son être-chrétien : être disciple de Jésus, être son frère et son ami. Ce qui relève de l’intimité avec le Christ, la vie d’oraison, la dévotion privée, a certes besoin d’une régulation ecclésiale pour s’assurer d’une fidélité à la figure du Christ telle qu’elle s’est révélée ; mais cette régulation est au service de la relation personnelle du croyant au Christ. Elle lui est subordonnée. A l’inverse, et au risque d’exagérer, ce qui se produit dans la célébration de tout sacrement relève d’une autre logique : ce n’est pas premièrement le croyant qui vient s’alimenter lui-même à une source de grâce qui conforte sa relation personnelle au Christ ; ceci lui est certes donné de surcroît, mais c’est d’abord la gloire de Dieu et le salut du monde, que le fidèle vient servir liturgiquement, à cause de la dimension d’universalité, de « service public » (c’est le sens étymologique du mot liturgie) présente en tout sacrement, y compris dans les sacrements apparemment les plus « personnels » (cf. le sacrement de la réconciliation). En Église, le fidèle vient servir, célébrer, annoncer, signifier la gloire de Dieu et le salut du monde, comme membre signifiant du sacrement de salut qu’est l’Église. Tous convoqués à l’appel du Christ, nous signifions ensemble les deux aspects paradoxaux du salut déjà accompli en la mort et la résurrection de Jésus : un salut déjà là et pourtant encore attendu, désiré, espéré. Le sacrement anticipe la pleine communion au Christ mais il signifie aussi ce qui reste encore inachevé du Royaume à venir où le Christ sera tout en tous. D’une certaine manière, il pourrait ainsi apparaître qu’il appartient au sacrement de l’Eucharistie de s’achever autant en communion, signe du déjà-là, qu’en non-communion, signe de l’à-venir-pas-encore-là du Royaume. Ce qui reste spirituellement sensé de la pratique désuète de la communion rare ou tardive – St Louis allait quotidiennement à la messe et ne communiait que quelques fois dans l’année – ou encadrée par des obligations strictes notamment de jeûne et de pénitence, c’est la fécondité ecclésiale de la célébration eucharistique en elle-même, à laquelle tous participent, par delà la communion des uns et la non-communion des autres. Certains, qui communient, signifient davantage le don déjà fait à tous ; d’autres, qui ne communient pas, ou plutôt, qui communient spirituellement, signifient la disproportion entre ce don et l’incapacité présente – de tous – à l’accueillir, et que seul l’avènement définitif du Christ pourra pleinement résorber. La répartition de ces rôles liturgiques découle de considérations au for externe, puisqu’il s’agit d’être des signifiants à travers lesquels s’exerce la causalité de salut du sacrement. Cela se situe en deçà de la sainteté personnelle, de la qualité de la relation personnelle au Christ des fidèles. « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri » Chacun l’affirme, parce que tous sont concernés, mais c’est au nom de toute l’humanité et non pas seulement en son nom propre ou de par sa relation personnelle au Christ qu’on l’affirme ; ce n’est que dans l’éternité que les deux pans de cette affirmation pourront vraiment coïncider l’un avec l’autre. Notre statut temporel impose non seulement qu’ils soient énoncés comme des moments successifs (indignité, guérison) d’une phrase unique, mais encore, que pour signifier leur non coïncidence actuelle, certains signifient davantage l’humble attente de l’ultime (parmi ceux-là, les enfants qui n’ont pas encore reçu la communion, pas seulement les personnes divorcées remariées…), et d’autres ce qui est déjà accompli. Le rôle liturgique des uns et des autres, comme la place et les responsabilités ecclésiales des uns et des autres ne sont pas à hiérarchiser ; ils sont différents, nécessaires et complémentaires dans l’Église, et ils donnent bien à chaque chrétien sa pleine place de témoin d’un salut pour tous.