N’ayez pas peur !

Avec d’autres expressions de même sens comme « Ne craignez pas », « Soyez sans crainte », c’est le commandement le plus répété dans la Bible ! … on l’y compterait 365 fois, comme pour dire la pertinence quotidienne de ces mots inauguraux du pape Jean-Paul II : « N’ayez pas peur ! » (22 octobre 1978). La Bible révèle un Dieu qui veut conjurer la peur chez l’homme, non pas pour l’en exempter – il est naturel d’avoir peur d’un danger ou d’un mal -, mais pour que la peur ne dicte plus nos décisions, ne nous fasse plus « perdre cœur » c’est-à-dire le courage, la vertu d’agir malgré la peur.

Or si toute peur – de perdre, de souffrir, de rater, de manquer… – s’enracine dans LA peur fondamentale qu’est la peur de la mort, les chrétiens qui croient en la résurrection parce qu’ils croient en celle du Christ, devraient en droit être reconnaissables à ce courage, sans pourtant que celui-ci soit leur monopole : tout homme capable de faire de sa mort un acte plus sensé que la-survie-à-tout-prix, qu’il s’agisse du fanatique ou du suicidaire, du martyr ou du djihadiste, du héros ou du sage, cet homme-là non plus ne se laisse plus déterminer par la peur, aussi obsédante soit-elle.

Il y a donc courage et courage, comme par exemple, selon Jean Jaurès, celui de persévérer dans le bien, même modeste, autant que dans la visée de l’idéal. Pour le chrétien, si la foi le met en lien personnel avec Jésus-Christ vivant, si le baptême le plonge dans la mort et la résurrection du Christ, si comme le dit frère Christian de Chergé au moine qui s’interroge devant la perspective du martyre : « Ta vie, tu l’as déjà donnée », non seulement par la consécration mais par le baptême [cf. le film Des hommes et des dieux], cette foi chrétienne devrait non seulement libérer de toute peur, mais conduire au Christ, à celui-qui-nous-a-donné-sa-vie-par-amour et qui nous donne la liberté de faire pareil à sa suite : « Jésus par sa mort, a pu réduire à l’impuissance celui qui possédait le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diable, et il a rendu libres tous ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves ». (He 2,14-15)

Bien des obstacles peuvent limiter de fait cette liberté, y compris chez les chrétiens. Dans son discours à l’université de Harvard (8/6/1978), la même année que le début du pontificat de Jean-Paul II, Alexandre Soljenitsyne, le célèbre dissident expulsé d’URSS, l’auteur de l’Archipel du Goulag, s’adressant à ceux qui représentaient l’Occident, le camp de la liberté, de la démocratie, faisait ce diagnostic : « Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur ». Il y a des raisons à cela en Occident : l’éloignement de la mort (guerre, famine, maladie) puis son déni – que l’historien Guillaume Cuchet repère jusque dans la disparition du thème des « fins dernières » ou de l’au-delà dans la prédication des années 60 -, le primat de la revendication de ses droits sur la reconnaissance de ses devoirs, le désintérêt pour le bien commun et le repli individualiste sur la sphère privée qu’avait entrevus Tocqueville comme les périls d’une société démocratique, le bien-être d’un consumérisme outrancier qu’une dialectique du maître et de l’esclave finira par renverser…

Ne plus avoir de passion ou de cause qui justifie qu’on lui consacre sa vie, ni de devoir susceptible d’exiger qu’on fasse le sacrifice de sa vie, fait alors du maintien de son bien-être, de sa survie – ou de ceux de ses proches – la seule fin qui vaille qu’on lui sacrifie tout le reste. Sans la verticalité d’une transcendance appelant au dépassement de l’intérêt de l’individu ou du groupe, ne demeure que la réflexivité soucieuse de soi ou l’horizontalité grégaire du groupe. La crise pandémique actuelle et son traitement précautionneux si coûteux illustrent ainsi notre-hantise-de-la-mort, ou plus exactement la-hantise-de-notre-mort, car la mort lointaine des autres nous dérange peu : 25.000, le nombre des morts du corona-virus en France en trois mois de pandémie, c’est le nombre de ceux qui meurent de faim chaque jour dans le monde, alors qu’une infime fraction des efforts consentis ces jours-ci suffirait à les éviter… [cf. l’édito de Frédéric Boyer (La Croix)]

Les Anciens nous apprennent que la vertu de prudence – qui est la sagesse pratique dans l’action et non pas la précaution et encore moins l’évitement de tout risque – va avec les trois autres vertus cardinales de justice – qui s’attelle au bien d’autrui et pas seulement au sien propre -, de force – c’est-à-dire de courage face à la difficulté et ultimement face à la mort – et de tempérance – et notamment de frein mis à nos appétits égoïstes. Puissions-nous apprendre que la vie vaut « ce que nous sommes capables de risquer pour elle » (Hegel), ou de manière plus évangélique, ce pour quoi on est prêt à la donner, en entendant du Christ : « celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera » (Mc 8,35). Comme bien des professions l’ont montré dans ce temps de confinement, le don désintéressé de nous-mêmes, l’oubli de soi, la préoccupation pour les plus malheureux, le sens du sacrifice seront indispensables pour sortir de cette crise.

[cf. un article sur ce que nous apprend La Peste de Camus]

Nature humaine 1

Sept pages d’un devoir de philo de 1er cycle de séminaire (en 1996 !)… Cliquer sur >> ou << en bas de page pour naviguer d’une page à l’autre.

Introduction à la nature humaine

Alors que les droits de l’homme et la dignité de la personne humaine relèvent, sinon d’une réalité présente et respectée, du moins d’une finalité admise, la question « qu’est ce que l’homme ? » et la possibilité même de la poser semblent aujourd’hui problématiques. A côté de la célèbre affirmation de Michel Foucault – « l’homme est mort » – l’interrogation sur ce qui est essentiellement humain dans l’homme semble avoir de telles répercussions morales, que l’on préfère l’indétermination des opinions à une recherche qui risquerait d’aborder ce que nous laissons subsister d’inhumain en nous et en nos sociétés. Derrière son apparente innocuité, la question sur ce qu’est l’homme cache une force subversive que n’ignorent pas les protagonistes de combats comme ceux autour de l’avortement ou de l’euthanasie. Ainsi, au lieu d’admettre qu’aucune raison scientifique, philosophique ou religieuse ne permet de justifier pour l’embryon humain un seuil d’entrée en humanité en deçà duquel on pourrait motiver son élimination [1] ou un seuil de sortie pour la personne affaiblie par la maladie au delà duquel… – on refoule la question comme hors-sujet. Si éventuellement on lui donne une réponse, c’est en s’abstenant d’en fournir un fondement rationnel ou en posant a priori ce que l’on prétend montrer (« l’embryon humain n’accède à l’humanité qu’à partir de X semaines ou de tel événement de son histoire »…) pour se préoccuper non de la nature de cet être qu’est l’embryon humain, puisqu’on l’a évacuée, mais des conditions dans lesquelles cet « être » indéterminé – le plus indéterminé de tous les êtres diront certains – pourrait « advenir » à l’humanité. C’est alors sur ces seules conditions que porte la réflexion éthique et toutes ses dérives ! Le problème n’est plus affaire de raison, mais d’opinions et de revendications de droits. Il s’agit d’un « débat de société » où les droits de l’homme ne sont pas l’objet d’une réflexion rationnelle, mais un cri de ralliement portant une vision implicite de l’homme selon laquelle il n’y a pas de nature humaine mais uniquement une condition humaine.

De fait, l’indétermination des opinions peut tirer parti de ce que la question sur ce qu’est l’homme n’a cessé d’être posée dans l’histoire de la pensée. La relativité des réponses, et pire, la déformation du sens des concepts – celui de nature humaine n’y échappe pas – donnent raison aux sceptiques pour abandonner la réponse à la vox populi. Cependant, face à une telle démission, la raison préfère l’attitude consistant à suivre les déplacements successifs, approchants mais certes toujours insuffisants de la pensée autour du mystère humain ; mystère, parce que la réalité humaine reste inépuisable de sens, parce que les mots que nous adoptons pour décrire ce qu’est l’homme restent toujours en deçà de ce qu’il est ; humain, parce qu’au delà des différences entre cultures, races et individus, il y a cette évidence de l’unité de l’espèce humaine et de la solidarité de fait, organique et biologique avant que d’être de droit, culturelle et morale, qui lie les différents membres de l’humanité. Cette évidence pré-philosophique fait que la notion de « droits de l’homme » recueille cette adhésion quasi religieuse : nous avons, nous humains, quelque chose en commun, quel que soit le nom que l’on veuille lui donner. Encore faut-il examiner si cette évidence est trompeuse ou s’il est possible d’en rendre compte raisonnablement en mobilisant quelques uns des penseurs de l’histoire de la philosophie, suivant en cela l’adage selon lequel « la pensée humaine ne se dépasse pas, elle se déplace ».

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[1] Certains biologistes pensent que le stade embryonnaire ne commence vraiment qu’avec la nidation et refusent de donner le qualificatif d’humain avant. Il le sera à un certain moment de son développement, par exemple vers quatorze ou dix-sept jours, quand la nidation sera complétée et le processus d’inviduation arrêté, ou plus tard quand seront formés le système nerveux et le cerveau. Une perspective psychosociale propose comme clé de lecture le rapport que l’embryon entretient avec son entourage. L’embryon sera vu comme un être en croissance vers la stature de personne et l’on définira l’embryon par rapport au tissu social qui le porte : ses parents, la culture sociale et juridique dans lequel ils vivent etc… Ainsi, l’embryon aura la valeur morale que ses géniteurs ou la société voudront bien lui accorder. C’est le droit qui se voit donner la mission de définir le moment où l’être en gestation peut être considéré comme un être humain ou une personne avec les droits et les devoirs moraux qui découlent. En régime chrétien, St Augustin supposait une animation médiate en avouant ne pas savoir, St Thomas d’Aquin, en aristotélicien évolutionniste, tenait lui aussi à une animation différée (40 jours après pour les garçons, 80 pour les filles), mais St Grégoire de Nysse préférait une animation immédiate de l’embryon. Jean-Paul II rappelant le magistère de l’Eglise Catholique sur le sujet évoque dans Donum Vitae (1987) : « Dès que l’ovule est fécondé, se trouve inaugurée une vie qui n’est ni celle du père, ni celle de la mère, mais d’un nouvel être humain qui se développe pour lui-même. Il ne sera jamais rendu humain s’il ne l’est pas dès lors. »

Nature humaine 2 (biologique)

Une première approche

Invoquer l’unité biologique de l’espèce humaine est un point de départ « naturel » pour parler de nature humaine en tant que totalité ordonnée, une et distincte des autres espèces vivantes. Pour cela, il n’est pas besoin d’un ancêtre originel pour fonder l’unité de l’espèce humaine : même si les théories génétiques de la paléontologie s’orientent vers l’hypothèse d’un ancêtre unique, il suffit de ne remonter que de deux siècles pour que par alliance, ascendance ou descendance, les arbres généalogiques de tous les hommes soient reliés latéralement en une seule famille humaine ; confirmation d’une heureuse nouvelle : nous sommes tous frères ! Même si certains philosophes du XVIIIème siècle poussés par l’intérêt ambiant pour la biologie et la recherche de croisements et de races hybrides, ont pu se livrer à certaines outrances – ainsi d’un Locke affirmant que l’homme et le singe peuvent procréer ensemble, ou Fabricius, que les noirs résultent de l’accouplement d’un homme blanc et d’une guenon – en réalité, l’autarcie de reproduction de l’espèce humaine est bien un fait : la biologie des hommes leur est bien spécifique ; elle les distingue des autres êtres vivants et elle les caractérise, même si cette caractérisation n’est pas exhaustive. Ainsi, on ne peut suivre complètement Malson lorsqu’il écrit que « le système de besoins et de fonctions biologiques, légué par le génotype à la naissance, apparente l’homme à tout être animé sans le caractériser, sans le désigner comme membre de « l’espèce humaine ». »[1] L’unité biologique est au contraire un caractère originel et universel qui permet de poser l’existence d’un ordre distinctif concernant tous les hommes et rien qu’eux, et partant, d’une nature humaine.

Cependant cette dernière ne peut s’y confondre sous peine de réduire l’homme à son animalité, avec le risque de déboucher sur des doctrines racistes comme celle de Gobineau rejetant les mélanges inter-raciaux en affirmant la stérilité des hybrides (1853), ou de projets d’eugénisme ou de manipulation de l’espèce humaine pensés à la même époque et mis en oeuvre au XXème siècle aussi bien dans les camps nazis que sur les foetus humains aujourd’hui [2].

Penser la nature humaine, ce n’est donc pas seulement identifier quelques caractères propres des hommes dont ceux de la biologie feraient partie, mais tout ce qu’il y a de spécifiquement humain dans l’homme, ce qui lui en est le principe. Le flou de la notion exige alors une analyse de la notion de nature, en examinant d’abord ce qu’elle est en tant qu’objet de connaissance, c’est à dire le lien qu’il y a entre elle et la réalité qu’elle prétend viser.

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[1] Les enfants sauvages, Lucien MALSON.

[2] On trouve décrit dans Pour en finir avec l’antisémitisme, Jakez CHILOU, Monique-Lise COHEN, 1995, p. 35-40, le lien entre les premières tentatives de manipulation de la vie au XVIIIème siècle, les doctrines racistes du XIXème siècle et les pratiques nazies.

Nature humaine 3 (Antiquité)

La réflexion de l’Antiquité sur la nature humaine

La notion de nature a pour ancêtre la « phusis » grecque, inventée pour répondre aux questions fondamentales du devenir, ou de l’un et du multiple. Pour les premiers philosophes grecs – les « physiciens » – la nature d’un être est sa réalité primordiale, matérielle et sensible qu’ils considéraient comme première cause de tous les phénomènes, à la manière d’une force irrationnelle et instinctive : l’air pour les uns, l’eau, la terre, un autre élément ou les atomes le constituant pour les autres. Pour Platon au contraire, la nature d’un être est son essence spirituelle, transcendant les phénomènes qui ne sont qu’apparence, sans réalité véritable.

Aristote fait la critique et la synthèse de ces positions opposées en considérant la nature comme « un principe et une cause de mouvement et de repos pour chaque chose en qui elle réside primordialement par soi et non par accident » [1], c’est à dire son principe interne d’organisation, de développement et de spécification. L’unité des espèces biologiques – qui sont ce qu’elles sont, dans leur être comme dans leur devenir, sans l’influence de l’action de l’homme ou de causes qui leur seraient extérieures [2] conduit en effet à la notion de nature, à la fois immanente à la réalité et la dépassant. La nature d’un être est pour cela à la fois « matière » – ce qui dans cet être constitue l’élément indéterminé et le sujet individuel du changement – et « forme » – le principe du changement qui détermine la matière et qui en permet l’intelligibilité.

Face à un être, la question « qu’est-ce ? » suscite en effet deux approches :

La première est celle de l’intelligence qui cherche à saisir sa nature, c’est à dire la détermination essentielle ou la définition de ce qu’il est, au delà de ses qualités changeantes et de ses transformations accidentelles. Pierre, avant d’être musicien, français, blond est d’abord et primordialement un homme. Cette approche fournit une intelligibilité de cet être, inséparable de lui, mais cependant différente de lui, puisque connaître la nature d’un être n’épuise pas la connaissance de ce qu’il est, en particulier dans son existence individuelle et dans son histoire.

La deuxième approche, plus immédiate, nous fait saisir cet être dans son existence propre, le sujet unique, seul réel, mais qui dans sa singularité reste inconnaissable objectivement, sauf à en rester aux tautologies de l’école cynique – ou au contraire, de la connaissance amoureuse – du type « Pierre, c’est Pierre », ou à le réduire aux éléments matériels qui le composent. Sa matière lui est de fait individuelle, mais elle ne permet pas de rendre compte de ce qui en fait l’unité : Pierre est plus que les molécules dont il est constitué.

Contre Platon qui réduit l’être à son intelligibilité essentielle, et contre les physiciens qui le réduisent à sa matière, Aristote identifie en chaque être un principe d’unité de ce qu’il est, sa « substance » (« ousia » en grec) pour réconcilier les deux approches du « qu’est-ce ? » dans leur complémentarité, à la manière dont on découvre un principe d’unité dans la « formation » de la syllabe « BA », faite des deux lettres B et A qui en constituent la matière, tout en étant plus qu’elles [3]. L’approche du sujet dans son existence réelle complète celle de son intelligibilité immanente à la réalité, et constituent deux modalités de la substance. D’où l’adage selon lequel « il n’y a de science que du général et de réalité que de l’individu » qui suppose l’existence d’un principe qui unifie dans le même être, ce réel individuel, particulier, matériel, et cet universel, général, formel qui en est la détermination intelligible [4] et qu’Aristote assimile à la nature de cet être.

En tant que sa détermination essentielle, la nature d’un être en est le principe de finalité : contrairement aux physiciens mécanistes qui refusaient d’accorder à la nature une finalité, et à Platon selon qui tout est finalisé par le Bien et le Beau transcendants, Aristote reconnaît à côté de la finalité de la nature immanente aux êtres, un hasard et des faits accidentels, mais ceux-ci ne touchent que la matière et non la nature – forme intelligible ou informant la matière.

Cette approche suppose un ordre de l’univers, stable, objectif, (téléo)logique et nécessaire dont l’intuition s’appuie sur la stabilité des espèces et la régularité des cycles biologiques ou physiques. Rapportée à l’ensemble des réalités, l’ensemble des natures qu’est la Nature est « cosmos » (littéralement, belle parure) c’est à dire harmonie et finalité, donc raison ; chaque être obéit à sa nature, selon sa loi interne de développement. L’ordre de cette Nature est objet de « théorie », d’émerveillement – qui est à la base de toute vraie connaissance – et de contemplation esthétique, mathématique ou religieuse ; la Nature est le lieu des valeurs donnant sens aux actes humains, puisque l’homme lui-même ne peut agir sur le cosmos qu’en se soumettant à ses lois : « on ne domine la Nature qu’en lui obéissant » redisent les écologistes après les paysans. Ainsi, de même que la nature d’un être est la norme de son fonctionnement harmonieux, pour l’être libre qu’est l’homme, la nature humaine est ce qui est principe et règle de son activité orientée vers des fins, en même temps qu’elle en est le principe d’unité et d’intelligibilité [5].

La nature humaine est ainsi tout ce qui, enraciné dans chaque être humain nous permet de connaître ce qu’est l’homme en général, sans pour autant atteindre ou attenter au mystère de la personne [6], c’est à dire à l’inconnaissable de chaque existence dans sa condition humaine. Cette distinction sans confusion ni séparation entre nature et personne permet de fonder par élimination de tout ce qui n’est pas propre à l’homme et de tout ce qui en chaque individu lui est personnel ou « accidentel », une définition de l’homme comme « animal raisonnable ». Cette définition est ainsi constituée du genre (animal) et de la marque la plus distinctive qui fonde toutes les autres différences au sein du genre (le caractère raisonnable), indépendamment des « accidents » (être musicien, français, blond…), des « prédicats » qui n’appartiennent pas à l’essence, et qui tout en étant nécessaires sont dérivés du caractère raisonnable de l’homme (le langage, la culture…), et des « propres » qui n’ont pas une valeur de principe distinctif (le rire…).

Une telle approche n’est pas neutre sur le plan moral. L’homme comme animal raisonnable est pour Platon un être capable de distinguer le vrai, le juste, le bon et donc d’agir moralement ; c’est pour Aristote un « animal politique » ou plutôt « devant faire la cité », c’est à dire devant agir selon les lois positives de la cité qu’il se donne librement. Les stoïciens accentuent encore le trait en identifiant nature humaine et raison, en risquant de nier la dimension corporelle de l’homme : le constat de l’incapacité de l’Etat antique totalitaire à fonder un droit sur la nature humaine, les conduit à une morale individualiste dont la perfection est indépendante de tout conditionnement social, politique ou économique. Dans un monde totalement régi par une raison divine excluant toute liberté, il s’agit alors de s’accorder à cette raison par une héroïque maîtrise de soi faite d’indifférence aux passions. L’insensé peut récriminer contre l’événement, la Nature. Le sage au contraire s’ajuste à l’ordre naturel, « selon sa propre nature et celle du tout » (Diogène Laërce), c’est à dire la nature d’un monde rationnel. Les philosophes grecs, en étudiant cette nature fondent ainsi en pratique la morale.

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[1] Physique II, 1, 192b 21-23

[2] Cette constatation et les conséquences qu’en tire Aristote sur la notion de nature ne sont pas remises en question par la théorie darwinienne de l’évolution, lorsqu’on la prend au sens restreint, démontré scientifiquement, selon lequel de nouvelles races et espèces apparaissent sous l’action de la sélection naturelle. En revanche, la notion aristotélicienne de nature et de Nature est incompatible avec la « théorie générale » selon laquelle toute la diversité des espèces terrestres peut être expliquée par extrapolation du processus graduel de sélection naturelle, par un processus évolutif continu et aléatoire sur une très longue période, à partir d’une première cellule issue d’une soupe chimique originelle. Mais cette théorie générale n’a aujourd’hui aucun statut scientifique. cf. (2) Evolution, une théorie en crise, Michaël DENTON, Londreys, 1988.

[3] Métaphysique, Z, 17

[4] Cette intelligibilité est abstraite du fait du conditionnement de notre mode connaissance.

[5] L’expression « l’homme est condamné au sens » de Merleau-Ponty n’est pas éloignée d’une telle approche de la nature humaine.

[6] La personne est au sens classique que lui a donné Boèce (VIème siècle), la « substance individuelle d’une nature rationnelle ».

 

 

 

Nature humaine 4 (chrétiens)

Réflexions chrétiennes sur la nature humaine

1. Les Pères de l’Eglise :

Les pères de l’Eglise s’appuieront sur cette conception de la nature « où l’homme se sent intégré dans son expérience intime au point de s’accorder à elle de mieux en mieux par l’exercice des vertus » [1]. Cependant, à l’inverse de la vision antique de la Nature comme cosmos régi par un Destin rationnel intangible, la pensée judéo-chrétienne dédivinise la Nature en la relativisant au Créateur, sans pour autant la déprécier, puisqu’elle est un « miroir de Dieu », qu’elle est créée pour l’homme, et donc bonne en tant que telle. Elle est impliquée avec l’homme dans la chute, et c’est en l’homme transcendant la Nature que réside l’issue du salut dont l’initiative revient d’abord à Dieu, puis à l’homme, parce que la nature de celui-ci ne désigne pas seulement sa biologie, mais davantage ce que sa raison lui permet de saisir comme aspiration au sens, à la vérité et à la vie. Plus ultimement, en s’appuyant sur la Révélation et au delà d’une théodicée qui ne dériverait que de la raison humaine, la finalité de l’homme est de participer à la vie divine, dans une dialectique d’assimilation qui dépasse les désirs de l’homme et ne peut résulter que d’une initiative divine : c’est là toute l’histoire du salut accompli en Christ.

L’anthropologie chrétienne voit en l’homme le seul être créé à l’image de Dieu. Etre spirituel et doté de raison, il est donc responsable de ses actes, contrairement aux êtres infra-humains que leurs instincts ou leurs « inclinations » poussent naturellement à agir selon les lois propres de leur espèce, de leur nature. Les lois naturelles, physiques, biologiques expriment pour les êtres irrationnels un déterminisme strict. L’homme en tant qu’animal subit également de telles inclinations naturelles, mais il les régule par sa liberté et sa raison, en tant que cette dernière est une participation à la lumière divine qui lui permet un discernement moral.

Chez St Augustin, la nature humaine est liée à la vie présente de l’homme, qui « n’est qu’une plaie ». La lutte pour satisfaire ses besoins, la fatigue physique, l’accablement moral – où l’homme fait le mal qu’il ne veut pas et ne fait pas le bien qu’il veut – font naître au coeur de l’homme une quête de bonheur dont il se rend compte qu’elle vise infiniment au delà de ce que sa condition finie, mortelle, contingente lui permet d’espérer. La nature humaine ne se comprend alors que sur fond de surnature. Elle ne peut être instance normative pour un agir moral qu’à condition d’être réordonnée par l’Evangile. Avec St Augustin, « ce qui correspond à la véritable nature de l’homme ne peut être connu que par les yeux de la foi. » [2] Gratien transposera la notion augustinienne de nature dans l’ordre du droit en faisant de la Révélation et non de la nature humaine le seul véritable principe directement normatif du droit. « Ce que la nature de l’homme ordonne vraiment à l’homme de faire ne se déchiffre que dans la foi et ne peut s’opérer qu’avec le secours de la grâce. » [3]

2. St Thomas d’Aquin :

Dans une visée plus métaphysique qui est celle d’une théodicée, St Thomas d’Aquin redonne un statut à la nature humaine vis à vis de la grâce, en s’appuyant sur Aristote, pour qui toute nature implique une finalité et donc une normalité de fonctionnement pour atteindre cette fin : « en un mouvement ascendant, l’univers est comme soulevé par une finalité qui le parcourt en toutes ses dimensions et le pousse à revenir vers Dieu, à remonter vers son auteur, pour en exprimer la grandeur, pour le louer et lui rendre gloire. » [4] La nature humaine chez St Thomas est ainsi caractérisée par sa finalité. Dans son traité sur la béatitude [5], il distingue la fin comme béatitude à atteindre, et la fin telle que celle-ci est ou non atteinte au terme des choix libres et volontaires que l’homme aura posés dans son existence concrète. Dans le premier sens, la fin comme désir de bonheur est inscrite dans la nature humaine de la même manière que toute nature est finalisée vers sa perfection, c’est à dire vers son bien. De ce point de vue, l’homme n’est pas libre de ne pas vouloir son bonheur. Dans le second sens de fin, on rend compte de la condition humaine faite de liberté et de conditionnements, et donc d’errements possibles [6].

Certains actes des hommes relèvent spécifiquement de la nature humaine : ce sont les « actes humains », qui dépendent d’une libre détermination de la raison. Un acte humain est alors ontologiquement bon s’il permet à l’homme d’atteindre la plénitude d’être typique à sa nature humaine. Ce qui est vrai de chaque être, à savoir que sa loi naturelle est la manière dont, selon sa nature et donc sa fin spécifiques il « doit » atteindre sa plénitude d’être, prend pour l’homme une dimension morale, car l’homme, de par sa liberté, est le seul être pour qui le verbe « devoir » peut avoir une signification morale. Agir bien, c’est agir comme un homme, c’est à dire conformément à la raison, et dans le sens d’une plus grande humanisation. La raison humaine est ainsi la mesure des actes humains, mais cette raison n’est pas considérée comme auto-suffisante, parce qu’elle a besoin de la réalité pour s’exercer, et parce qu’elle n’est qu’une participation à la raison divine ou éternelle. En effet, les situations humaines ont une dimension existentielle qui n’est pas contenue a priori dans la nature humaine – sans quoi ce serait nier la liberté de l’homme – mais la nature humaine et la loi naturelle se dévoilent à l’homme à partir de la confrontation de celui-ci avec la réalité en tenant compte de l’expérience accumulée dans l’histoire des hommes. Chaque situation nouvelle, chaque expérience nouvelle permet à l’homme de découvrir, dans une « connaissance par inclination » [7], un type de comportement conforme ou non à sa nature humaine, ce qui contribue à un développement croissant de la connaissance de la loi naturelle, sans exclure les risques d’erreurs. La loi naturelle n’est donc pas un code supposé écrit par la Nature dans le coeur de l’homme et qu’il suffirait de dérouler pour obtenir un modèle rationnalisable en système. Sa connaissance ne peut être qu’imparfaite et jamais achevée. L’histoire de la condition et de la conscience humaine est donc l’histoire de la découverte progressive des « inclinations » proprement humaines face aux différentes situations existentielles. Les groupes sociaux ou culturels les formalisent, les objectivent et les particularisent provisoirement en lois positives, ou en règles de « droit des gens » toujours imparfaites [8]. Alors que la loi naturelle relève de la nature humaine, inconnaissable comme elle, sinon progressivement et au travers des situations existentielles, les lois positives relèvent des particularités des groupes humains et de leur histoire contingente, et n’ont de valeur que relative à la loi naturelle, sans que le lien entre celles-ci et celle là puisse être établi déductivement ou une fois pour toute. La figure d’Antigone est là pour rappeler cette relativité des lois positives par rapport aux exigences de la conscience.

La nature humaine correspond ainsi à la notion d’essence humaine, transcendant le monde de l’expérience, tout en ne pouvant être perçue qu’à travers elle, par voie de connaissance non réductible à une raison déductive. Les exigences de la nature humaine ont alors force de loi, mais non directement sous la forme d’un ordre moral positif, parce qu’étant non-écrite, la loi naturelle ne crée pas immédiatement un ordre juridique ou un droit réel : ce sont les lois positives, à condition d’avoir été élaborées en consonance avec elle et au contact de l’expérience, qui créent des droits positifs, divers selon les groupes sociaux où elles naissent, et toujours susceptibles d’amélioration. On résout par là les conflits si délicats que génèrent les systèmes juridiques idéalistes – le nôtre en France actuellement – ou à l’inverse positivistes, entre la loi et la jurisprudence, entre la norme et le fait. N’est-ce pas là la meilleure traduction épistémologique du non arbitraire moral de l’agir humain, de ce qu’il y a de liberté et de raison en l’homme ?

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[1] « Réflexions sur les relations entre la philosophie et la théologie », Servais PINCKAERS, in Actes du congrès « Actualité de la Philosophie » 13-14 oct. 1989, NEL.

[2] article « Nature / Droit naturel », in Dictionnaire de Théologie, Wilhelm KORFF, Cerf 1988

[3] idem ci dessus.

[4] Philosophie de la Nature, Jean Marie AUBERT, Beauchesne 1965.

[5] Somme Théologique, Ia IIae, q. 1 à 5 (traité sur la béatitude)

[6] cf. introduction du traité sur la béatitude, par Jean Louis BRUGUES, (Somme Théologique, t2, Cerf).

[7] Jacques Maritain, commentant St Thomas, décrit ainsi cette connaissance mobilisée dans une situation existentielle : « La connaissance par inclination ou par connaturalité n’est pas une connaissance claire comme celle qui est obtenue par la voie des concepts et des jugements conceptuels ; c’est une connaissance obscure, non systématique, vitale, par mode d’instinct ou de sympathie, et dans laquelle l’intellect, pour former ses jugements, consulte les pentes intérieures du sujet, l’expérience qu’il a de lui-même, prête l’oreille à la mélodie produite par la vibration des tendances profondes rendues conscientes dans la subjectivité, tout cela pour aboutir à un jugement, non pas fondé sur des concepts, mais un jugement qui n’exprime que la conformité de la raison aux tendances auxquelles elle s’accorde. » (La Loi naturelle ou Loi non écrite, Jacques MARITAIN, Prémices, Editions Universitaires, Fribourg, 1986.)

[8] Par exemple, la confrontation des hommes avec le problème de la guerre a permis d’élaborer progressivement une doctrine de la légitime défense par la force militaire, où il faut à la fois :

– que le dommage infligé par l’agresseur soit durable, grave et certain ;
– que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés inefficaces ou impraticables ;
– que soient réunies les conditions sérieuses de succès ;
– que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux plus graves que le mal à éliminer.
Ces règles qui relèvent du droit des gens (jus gentium) n’ont pu être élaborées qu’à partir de l’expérience des guerres elles-mêmes et des inclinations de l’homme raisonnable confronté à cette expérience – et non d’un raisonnement rationnel et encore moins du déroulement d’une loi pré-écrite dans le coeur de l’homme. En cela elles n’ont qu’un caractère provisoire et sont appelées à un affinement dans l’histoire. (Catéchisme de l’Eglise Catholique, n°2307 sq).
– que le dommage infligé par l’agresseur soit durable, grave et certain ; – que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés inefficaces ou impraticables ; – que soient réunies les conditions sérieuses de succès ; – que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux plus graves que le mal à éliminer. Ces règles qui relèvent du droit des gens (jus gentium) n’ont pu être élaborées qu’à partir de l’expérience des guerres elles-mêmes et des inclinations de l’homme raisonnable confronté à cette expérience – et non d’un raisonnement rationnel et encore moins du déroulement d’une loi pré-écrite dans le coeur de l’homme. En cela elles n’ont qu’un caractère provisoire et sont appelées à un affinement dans l’histoire. (n°2307 sq).

 

 

 

Nature humaine 5 (contestée par le sujet)

La nature humaine contestée par la notion de sujet

1. Du nominalisme à Descartes :

L’approche réaliste d’Aristote et de St Thomas d’Aquin devait être déformée dans le sens d’un rationalisme desséchant par la pensée scolastique du XIVème siècle, et induire la réaction contraire des « nominalistes ». La querelle des « universaux » met en effet en question la notion de nature-essence immanente aux individus : il n’y pas de nature ; il n’y a que des individus. Nous percevons des individus comme étant à tort d’une même espèce à cause de fausses ressemblances qui masquent des différences tellement radicales que le nom adopté pour désigner leur nature n’a qu’une valeur nominale, sans correspondre à rien de réel. C’est également par paresse de la perception que l’on rend compte de la régularité des générations intra-spéciès, sans voir entre deux fruits qui se ressemblent issus d’arbres qui se ressemblent les différences entre individus. Il en est de même de la notion de nature humaine, que l’on ne peut même pas réduire à sa dimension biologique. L’humanité n’a pas de réalité. Il n’y a que des hommes, et le nom commun « hommes » n’est même là que par facilité de langage. Ce refus persévérant de l’évidence vient chez Occam, de ce que pour lui, les lois naturelles ne dépendent plus de la raison divine à laquelle aurait pu participer la raison humaine, mais dépendent uniquement de la pure volonté de Dieu, qui est libre, donc arbitraire [1]. Dès lors, la réalité n’est plus intelligible et les recherches sur la nature humaine fonctionnent en circuit fermé, éventuellement cohérent, mais disjoint de la réalité. La sécularisation de la théologie nominaliste et volontariste d’Occam passe alors par Grotius et conduit jusqu’à Kant, via Descartes chez qui on trouve un « héroïsme du vouloir » [2] où le doute est un effort pour « dégager la pensée de tout contenu » [3], pour détacher le sujet de son objet « au lieu d’y adhérer et de ne faire qu’un avec lui ». L’autonomie du sujet – littéralement, le fait de se donner sa propre loi – passe par ce détachement. C’est tout le contraire de l’émerveillement aristotélicien devant la réalité, qui permet de la considérer à la fois comme régularité intelligible des natures et comme irréductibilité des substances à ce qu’on peut en connaître. Cet émerveillement qui est attachement et qui est amour permet de saisir la liaison intrinsèque qui existe entre nature et substances [4]. Chez Descartes au contraire, la 7certitude de la pensée pure n’est pas celle de l’essence de l’homme, et la liaison entre la conscience de soi permise par le Cogito et la nature de l’homme n’est réalisée que de manière extrinsèque par la médiation d’un Dieu bon garantissant l’adéquation de la pensée avec la réalité, par un « coup de force métaphysique », ou une chiquenaude divine initiale dont ses successeurs pourront se passer [5].

2. De Kant à l’existentialisme :

Désormais le pli est pris. Pour la pensée critique, la connaissance de la nature et de la nature humaine repose sur la législation de l’entendement humain et non plus sur l’observation de la réalité. Ainsi, il n’y a plus de nature au sens ontologique chez Kant puisque l’objet de la connaissance est construit par l’entendement humain. La mathématisation de la nature ne se prononce plus sur ce qu’est la nature. D’où une définition différente : « la nature est l’existence des choses en tant que déterminées par des lois universelles. » [6] Elle s’oppose à la liberté pratique, propriété d’agir d’après les lois que la volonté se donne à elle-même, ce qui conduit à nier l’existence d’une nature humaine puisque le spécifique humain est dans cette liberté pratique que l’homme éprouve par les règles, les lois, le droit qu’il se donne en se détachant de la nature, où règne l’ordre du fait et le déterminisme. « Nous ne pouvons pas plus nous demander ce qui doit arriver dans la nature que demander quelle propriété un cercle doit avoir. » [7] Au contraire, l’autonomie de la volonté humaine – qui chez Kant est la liberté – est absolue et remplace la volonté divine d’Occam dans une morale de l’impératif catégorique qui joue le rôle d’une sorte de loi naturelle : le sujet ne doit obéir qu’à lui-même en usant comme critère la possibilité d’ériger la « maxime » d’un acte, son motif, en maxime universelle. Cependant, la force apparente d’une telle formulation, n’est que celle d’une règle redondante, qui ne peut être que totalitaire ou aporistique (stérile) dans sa forme, analogue par exemple à celle sur la liberté – « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres ». Le XIXème siècle verra ainsi plusieurs tentatives infructueuses d’élaboration d’une axiomatique du droit sur la base d’une norme issue de cette raison pratique, et dont dépendrait la diversité des lois positives [8]. Le XVIIIème siècle s’était également passionné sur le rapport entre la raison et la liberté, entre les lois de la nature et le droit. Chez Kant, le droit est établi sans l’intermédiaire, voire contre les lois de la nature, suivant en cela la pente nominaliste d’Occam chez qui la liberté est liberté d’indifférence, de refus à l’égard des inclinations les plus naturelles comme la conservation de l’existence, l’aspiration au bonheur, l’adhésion à l’évidence. Dans cette lignée, Schelling et Hegel voient entre l’homme et la nature un rapport dialectique. La Nature est conçue comme incarnation de l’esprit : « il faut que la nature soit l’esprit visible, l’esprit la nature invisible » (Schelling). « L’homme est nécessairement en rapport avec la nature : toute évolution implique que l’esprit se dresse contre la nature et se réfléchisse en lui-même ; elle signifie une séparation de l’être spirituel qui se rassemble en soi en se dressant contre sa propre immédiateté, qui est justement la nature. » (Hegel) Dans la même veine, si ce qui est de l’ordre naturel est figé, « déterminé par des lois universelles », la revendication d’une liberté humaine conduit à l’ « humanisme intégral » de Sartre, où l’homme ne dépend que de lui-même, où sa liberté est capacité à s’arracher à ses causes ; à faire et en faisant, se faire ; à se recréer contre son passé et son immédiateté. Ainsi, « l’enfer, c’est les autres », en tant qu’ils m’objectivent comme destin à partir de mon passé, à partir des conditionnements qui pèsent sur moi, alors qu’au contraire, par existence, l’homme n’est pas voué. Il n’aurait pas de nature humaine au sens classique du terme, car il échappe toujours à la connaissance objective que l’on peut en avoir, ou qu’il peut avoir de lui-même. C’est d’ailleurs dans cet échappement, par l’engagement par exemple, qu’il est pleinement homme, ou plus rigoureusement, qu’il s’éprouve l’être. Il en est ainsi de l’expérience du Cogito : le sujet, en tant que lié à un corps est toujours en mouvement et le temps lui empêche une présence totale à lui-même. Mais le Cogito lui permet d’éprouver au moins cette forme d’auto-transcendance. De même, pour Jaspers, le moi existentiel est transcendant au temps et donc n’est pas objectivable. C’est alors une propriété du langage poétique (symboles, mythes…) que de pouvoir rendre intelligible ce qu’il y a de transcendant dans la conscience de l’existence.

D’où le paradoxe consistant à dire que ce qu’il y a de plus universel en l’homme, c’est qu’il soit sujet ; que sa nature, c’est son existence (son « être-dans-le-monde » ou « dasein »). « En aucun cas le sujet existentiel ne saurait être confondu avec un sujet biologique, sociologique ou psychologique comme l’envisage la connaissance objectivée » affirme Berdiaev [9] pour qui, après Husserl, la connaissance réelle ne résulte pas d’un face à face entre un sujet et un être extérieurs l’un à l’autre, mais d’une opération du sujet en lui-même conjointement avec l’être, dans une communion d’existences. L’objectivation n’en est qu’une dégradation à fins de communication sociale [10] : « objectiver c’est rationaliser en ce sens qu’on prend les produits de la pensée, substances, universaux et le reste pour des réalités ; quand elle objective et rationalise, la pensée reste en deçà de l’irrationnel et de l’individuel, c’est à dire de l’existence et de l’existant. » [11]

3. Retour à la nature humaine :

Si cette revendication s’oppose à juste raison à la réduction du sujet à une objectivation qui confondrait être et objet, alors que celui-ci est produit non existentiel du sujet connaissant, il n’en reste pas moins qu’une telle objectivation est possible, qu’une communication portant sur le général dans les êtres est réalisable et que l’homme a donc bien une nature, dussions-nous circonscrire l’importance de l’accès qu’elle permet à l’homme sujet. Il est en effet peu réaliste de faire supporter au seul langage – fût il poétique – ou au seul fonctionnement de l’entendement humain, l’origine des régularités qui rendent possible cette communication entre les hommes sur l’homme, même si celle-ci divague quelquefois ou laisse échapper la dimension existentielle du sujet. La réaction existentialiste se situe donc contre une objectivation totalitaire de l’humain dans l’homme, qui en prétende une intelligibilité rationnelle en lois universelles – biologiques, psychologiques, sociologiques, etc… – et qui correspond à la définition idéaliste ou rationaliste de nature humaine, comme celle de Kant. Elle rejoint au contraire la notion « classique » de nature humaine dans son double respect pour l’intelligible et l’existentiel dans l’homme, parce que cette notion comporte « à côté du matériel et du mécanique, un élément téléologique et formel – ce second sens étant le meilleur, et le premier étant, au fond, la négation même de l’idée de phusis » [12] L’individualisme nominaliste, l’expérience du Cogito, ou le moi existentiel de Jaspers traduisent le caractère insaisissable de la personne humaine. On ne peut rien en dire sans la trahir, ou plutôt, sans la manquer. Cependant, la personne n’est pas emmurée dans sa solitude. La communion des personnes, la réciprocité des consciences permettent une connaissance – au sens biblique du terme – qui est celle de l’amour, pour laquelle ce qui est dit de la personne, sans définir ce qu’elle est – présentement et ontologiquement – permet d’accéder à ce dont elle hérite et ce vers quoi elle est tendue, sans pour autant l’enfermer dans un conditionnement (son passé) ou un déterminisme (son avenir) absolus. La personne est plus que son passé, et son avenir lui appartient. La notion de nature humaine comme animal raisonnable assume cette double notion d’héritage et de finalité, dans au moins les deux dimensions biologiques et culturelles, dans une distinction sans confusion ni séparation avec la notion de personne humaine. On retrouve cette distinction chez les philosophes personnalistes du XXème siècle, pour qui la connaissance de l’humain dans l’homme n’est pas nécessairement une objectivation rationnelle et déductive de la personne, mais une étape de sa rencontre : « percevoir autrui, c’est commencer par rencontrer le masque naturel de sa personnalité et puis traverser ce masque dont les qualités peuvent être un obstacle mais aussi un instrument de notre perception. » [13] L’histoire de la notion de nature humaine part de cet équilibre aristotélicien et thomiste, précisant le statut et les limites de la connaissance de celle-ci, et s’infléchit, soit dans le sens d’une séparation entre nature et personne humaine, soit dans le sens matérialiste ou rationaliste d’une confusion entre les deux, au risque de nier toute liberté à la personne humaine.

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[1] Pour cela, cette vision de Dieu n’a plus rien de chrétien puisqu’elle ne se situe plus dans l’amour de Dieu désirant faire participer l’homme à sa divinité.

[2] Le doute cartésien est expérience de liberté ; c’est la volonté de dire non et de ne céder qu’à la plus totale évidence. ((6) Marxisme, Existentialisme, Personnalisme, Jean LACROIX, PUF, 1955.)

[3] idem (6).

[4] Jean Onimus décrit ainsi cette approche du réel, qui est celle de la connaissance par inclination de St Thomas : « Une essence concrète définit ce qu’il y a de stable et d’universel dans une réalité naturelle : les éléments de base autour desquels joue le hasard des instants vécus. On n’y accède ni par l’analyse (morale, chimique, physique) ni par quelques jeux d’abstractions philosophiques. On n’y accède que par la contemplation poétique, c’est à dire par un effort de participation, voire d’identification, par un don de soi répondant au don du réel. » (7) Essais sur l’émerveillement, Jean ONIMUS, PUF, 1990.

[5] « Le passage du « je pense » au « je suis » s’accomplissait sous la lumière de l’évidence, à l’intérieur d’un discours dont tout le domaine et tout le fonctionnement consistaient à articuler l’un sur l’autre ce qu’on se représente et ce qui est. Il n’y a donc pas à objecter à ce passage ni que l’être en général n’est pas contenu dans la pensée ni que cet être singulier tel qu’il est désigné par le « je suis » n’a pas à été interrogé ni analysé pour lui-même. (…) Tant qu’à duré le discours classique, une interrogation sur le mode d’être impliqué par le Cogito ne pouvait être articulée. » Michel FOUCAULT, (8) Les Mots et les Choses, NRF, 1966.

[6] Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 2ème partie, #14. Cette définition de la nature nous influence encore : c’est une définition analogue que Lévi-Strauss emploie dans l’opposition qu’il fait entre nature et culture.

[7] Critique de la raison pure, Eclaircissement de l’idée cosmologique d’une liberté en union avec la nécessité universelle de la nature, A547, B575.

[8] Ainsi de Hans Kelsen, théoricien autrichien du droit, dont plusieurs disciples se départiront finalement de l’idéalisme pour faire retour à la notion de loi naturelle.

[9] (9) Cinq Méditations sur l’existence, Nicolas BERDIAEV, Aubier, 1936.

[10] On retrouve là l’esprit nominaliste.

[11] idem (9).

[12] Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, article « nature », André LALANDE, PUF, 1947.

[13] (10) La réciprocité des consciences, Maurice NEDONCELLE, Aubier, 1942.

 

 

 

 

 

 

 

 

Nature humaine 6 (contestée par la condition)

La nature humaine contestée par la notion de condition humaine

1. Approches rationalistes :

Si les approches décrites précédemment visaient à sauvegarder la liberté de la personne contre tout enfermement dans une « nature humaine » conçue comme réduction en lois universelles et rationnelles, d’autres approches s’inspirent d’une définition analogue de la nature humaine pour en tirer des conclusions inverses.

Pour Spinoza, il y a identité de la pensée et de la réalité. De cette approche extrême, on déduit que l’objectif du philosophe, comme de tout homme, est de comprendre la réalité comme ensemble où règne une nécessité absolue, sans contingence, ni liberté. La liberté humaine consiste alors à renoncer à une illusoire liberté, en comprenant le monde et soi-même comme Dieu le comprend. Cette mystique de la raison et de la nécessité rejoint celle née de la Renaissance où l’on parle de « religion naturelle » dans laquelle l’homme et l’Etat se substituent à toute transcendance, et les lois de la nature à toute loi révélée, en s’appliquant d’elles-mêmes quasi mécaniquement [1]. C’est l’optimisme de l’homme humaniste qui découvre de l’extérieur une loi universelle qui le régit et l’oriente « naturellement » – au sens mécanique du terme – vers son bien. La perspective rationaliste considérant que cette loi est accessible de manière purement rationnelle, invite l’homme à exercer sa liberté à la tâche de traduire cette loi universelle en loi positive, s’appliquant à tous les hommes, puisque pré-écrite dans les coeurs humains comme un code tout prêt de Droit, connaissable une fois pour toutes par une raison libérée des coutumes particulières, de l’histoire et de la tradition. La société politique qui s’en déduit sera alors un ordre rationnel parfait. « Une bonne loi est bonne pour tous, comme une proposition vraie est vraie pour tous ». On devine de quels totalitarismes est porteuse cette affirmation de Condorcet !

John Stuart Mill a critiqué dans « Nature » (1874) ce passage trop facile de l’ordre du fait – les lois de nature – à l’ordre du droit – les lois positives [2]. De même, Roland Barthes a vu dans la notion de nature universelle transformée en norme, le « ce-qui-va-de-soi » d’une culture « petite bourgeoise » faisant de la culture d’autrui un phénomène pathologique et anormal.

2. Marx :

En dépit de ces remarques, la réduction rationnelle de l’humain en lois universelles continue d’exercer sa séduction sur l’esprit humain en quête de ce qui conditionne l’homme, au risque de faire disparaître le sujet. Conditionnement économique tout d’abord : pour Marx, « les hommes font librement l’histoire dans des conditions déterminées ». Le pluriel des « hommes » marque non seulement l’universel, mais surtout le rôle mineur du sujet comme relatif à la classe dont il fait partie. Le conditionnement économique est tel que la liberté dont il est question est celle du comportement à adopter en l’absence de choix, puisque, à l’inverse de l’existentialisme qui est une philosophie de l’engagement, l’homme chez Marx n’a pas à s’engager : il est engagé, qu’il le veuille ou non. « Le marxisme n’est qu’une libre participation à une dialectique de la nécessité (…) et libre non certes de la créer ou de l’arrêter, mais de l’agir en quelque sorte en la connaissant ou de la subir en l’ignorant. » (Jean Lacroix) [3] Certes, « dans le communisme, l’intégration de l’individu à la société est telle que liberté individuelle et nécessité sociale coïncideront. » [4] Il y a donc dans le marxisme l’affirmation que l’essence de l’homme ne se réalise que dans une personne communautaire en communion avec les autres. Cependant, l’homme présent, lui, n’est pas encore pleinement homme. La nécessité qui s’exerce sur l’homme dans son histoire par le travail et la lutte des classes, ne pèse que dans la période douloureuse de gestation de cette humanité communiste désaliénée, réconciliée avec elle-même et avec la Nature. En attendant, l’homme concret pré-communiste vit un conditionnement tel que même la compréhension du sens de l’histoire que le marxisme lui donnerait ne lui permet pas de se déterminer ou de se comprendre lui-même, mais tout au plus de comprendre ce qu’il doit faire en fonction de ce qui va lui arriver. En confondant l’homme et son histoire, Marx résout le problème de la norme et du fait en résorbant tout dans le fait : la lutte des classes est un fait. Les valeurs, la culture qui pourraient rendre compte de l’humanité de l’homme d’aujourd’hui ne sont que superstructure idéologique dérivée des conditions de production. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais leur être social qui détermine leur conscience. » L’homme n’a donc pas de nature au sens ontologique, parce qu’il est en gestation et qu’il n’est que ce que sa condition produite par le travail humain détermine. Si l’homme se produit lui-même par le travail humain, il ne se reçoit ni par héritage biologique ou culturel, ni par descendance, ressemblance ou attirance vers une transcendance. Ainsi, considéré de l’intérieur, le marxisme exerce la séduction d’une philosophie qui prétend assurer à la fois la description positive des faits tels que les produit l’histoire et qui ne seraient fonction que des rapports économiques entre des « hommes » qui ne le sont pas encore pleinement, mais aussi une eschatologie qui prévient de questionner l’homme réel d’aujourd’hui sur ce qu’il est, en détournant son aspiration au sens vers cet avenir de l’histoire, cette fin de l’historicité qu’est l’avènement de l’homme nouveau communiste. Dans ce système où chaque génération n’est qu’instrument de progrès pour l’avènement de la génération future, la personne humaine perd toute dignité, sinon celle d’être moyen pour l’avenir et de n’être significative qu’historiquement et qu’en tant qu’individu d’une classe, d’une multitude.

3. Sciences humaines et structuralisme :

Déjà Pascal avait noté que la nature de l’homme peut se considérer soit selon sa fin, « et alors il est grand et incomparable » soit selon la « multitude », c’est à dire en la décrivant à partir d’une moyenne statistique tirée des comportements du grand nombre, « et alors l’homme est abject et vil. » [5]. C’est la tentation des « sciences humaines » dont Michel Foucault décrit la genèse » [6] et qui procèdent d’une approche découvrant la finitude de l’homme, non dans son rapport à l’infini ou à une transcendance qui – seule pourtant – rend compte du mystère de la personne humaine et donc de son impossible connaissance par mode rationnel objectif, mais dans un discours où l’homme, de l’intérieur de sa vie, de son travail, de son langage, se représente la vie, le travail, et le langage comme objets d’un savoir fini [7] : avec Cuvier, Ricardo et Bopp, qui assurent la mutation de la pensée classique de « représentation » (passage de l’histoire naturelle, l’analyse des richesses, et la réflexion sur le langage, à la biologie, l’économie, et la philologie), « l’expérience qui se forme au début du XIXème siècle loge la découverte de la finitude, non plus à l’intérieur de la pensée de l’infini, mais au coeur même de ces contenus qui sont donnés, par un savoir fini, comme les formes concrètes de l’existence finie. » [8] Il y a là un discours de l’homme sur ses propres représentations, dont la circularité n’est pas sans analogie avec celle du Cogito, mais qui procède d’une intention contraire : Descartes s’éprouve comme être dépassant son immédiateté par le dégagement de sa pensée de toute représentation. Le sujet par là même se découvre comme échappant à tout discours sur le monde et a fortiori sur lui même ; conclusion en forme d’aporie, mais qui révèle à l’homme qu’il est mystère. Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss et les structuralistes au contraire épuisent en l’homme par objectivation l’ensemble de ses représentations, y compris celles inconscientes où aurait pu se loger sa part d’inconnaissable. Mais cette objectivation passe par un discours réflexif où, dans la combinaison d’objectivité et de subjectivité présente en l’homme, le sujet aurait la capacité de se regarder lui-même et de réduire toujours davantage la part de subjectivité en lui. L’homme « total », y compris l’inconscient, ce « social subjectivé », pourrait ainsi être dévoilé par la psychanalyse (objectivation du moi subjectif) ou par l’ethnologie structurale (objectivation de l’ « autre » subjectif). Par exemple, en assimilant ce qui est de l’ordre de la nature à ce qui est spontané ou universel, et l’ordre de la culture à ce qui est règle ou norme, Lévi-Strauss voit dans la prohibition de l’inceste, fait et règle à la fois, la seule règle sociale dont le contenu soit universel, obligeant donc les hommes à communiquer et fondant par conséquent le passage de la nature à la culture [9]. Il « met en relief l’aspect de système des diverses dimensions culturelles de la vie humaine, et cherche dans ces systèmes moins la trace du passage de la nature à la culture que l’élément auquel est dévolu le rôle de commutation » [10]. Sa méthode de travail peut être illustrée par son commentaire de la notion de « fait social total » chez Mauss [11] : l’ethnologue en situation d’immersion dans un milieu culturel différent du sien accède à la fois à l’objectivité de l’analyse sociologique extérieure et à la subjectivité de son expérience intérieure. Il réconcilie ces contraires que sont le psychologique et le social en faisant du premier expérimenté individuellement le moyen de vérification du second, dans la mesure où il peut objectiver à l’infini sa propre subjectivité en s’éprouvant lui-même. On pense au vers de Valéry : « je me vois me voyant et me voyant me voir » ! Le problème est que cette démarche, analogue à celle de Hegel [12], relève d’un vice de raisonnement : un passage à la limite abusif dans un discours autoréférentiel.

4. Retour à la nature humaine :

Le structuralisme apparaît ainsi comme un ultime effort d’évacuation du sujet, où celui-ci, constatant l’existence de structures dans le savoir objectif qu’il constitue sur ce qu’il pense de lui-même, pense finalement n’être que l’intersection des systèmes qui l’enserrent et le dépassent, puisque la subjectivité peut être réduite à rien. Au coeur de cette entreprise qui se veut une démystification du sujet et qui aboutit à cette « mort de l’homme » évoquée par Foucault et rappelée par Maurice Clavel [13], il y a la prétention à confondre le sujet s’objectivant et objectivant ses conditionnements, et le produit de son objectivation, alors même que c’est dans cette distance, aussi infime soit-elle du point de vue de l’objectivation rationnelle, que réside le mystère de la personne. Le mérite des sciences humaines, de Marx, de Freud est de mieux circonscrire ce mystère de l’extérieur, en nous épargnant de le chercher là où il n’est pas : il n’est ni dans la dialectique des besoins économiques, ni dans l’activité fabricatrice, ni dans les replis intimes de l’inconscient, ni dans le chatoiement des cultures et des symboles, mais il est ce qui donne justement à chacun de ces aspects de la condition humaine leur coloration proprement humaine. De même qu’ « affirmer l’existence d’une loi naturelle, c’est dire que la conscience humaine est capable de critiquer tout droit positif et qu’en certains cas c’est une obligation » [14], de même la notion de nature humaine demeure, non pas comme le contenu universel de ce qui est objectivable en l’homme, mais comme le rappel que l’homme dépasse toute objectivation, psychologique ou culturelle, et qu’une objectivation de l’homme ou de ses conditionnements – et la culture en est un des plus radicaux – manque sa cible si elle n’ouvre à l’émerveillement devant le mystère de la personne humaine. Comme le rappelle un grand expert en humanité, « le progrès même des cultures montre qu’il existe en l’homme quelque chose qui transcende les cultures. Ce ‘quelque chose’ est précisément la nature de l’homme : cette nature est la mesure de la culture et la condition pour que l’homme ne soit prisonnier d’aucune de ses cultures, mais pour qu’il affirme sa dignité personnelle dans une vie conforme à la vérité profonde de son être. » [15]

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[1] « Cette loi [de nature] est commune à tous les hommes et leur est innée du fait même de leur humanité. C’est elle qui les unit d’un amour réciproque, ignorante de la division, cause et origine de toute haine et des plus grands maux. Elle est une maîtresse qui distingue le juste et l’injuste, le laid du beau. Tout ce qui est bon dans la loi de Moïse ou dans n’importe qu’elle autre, la loi de nature le contient en elle à l’état achevé. » Uriel Da Costa (1585-1640) cité en (1) p. 30.

[2] « En termes kantiens, c’est par un vice de subreption que la norme se trouve résorbée dans le fait. » (11) article « nature et culture », Françoise ARMENGAUD in Encyclopaedia Universalis.

[3] idem (6).

[4] idem (6).

[5] Pensées, Blaise PASCAL, éd. Brunschvicg, n°415.

[6] (8) Les Mots et les Choses, Michel FOUCAULT, NRF, 1966.

[7] « les sciences humaines ne sont pas analyse de ce que l’homme est par nature mais plutôt analyse qui s’étend entre ce que l’homme est en sa positivité (être vivant, travaillant, parlant) et ce qui permet à ce même être de savoir (ou de chercher à savoir) ce que c’est que la vie, en quoi consistent l’essence du travail et ses lois, et de quelle manière il peut parler. » (8) p. 364.

[8] idem (8), p. 327.

[9] Les structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss, 1948.

[10] Françoise Armengaud, cf. (11).

[11] (12) Sociologie et Anthropologie, Marcel MAUSS, PUF, 7ème éd. 1980, introduction de Claude LEVI-STRAUSS.

[12] voir citation plus haut.

[13] « [l’homme] meurt, comme nous l’avait annoncé Nietzsche, comme nous le confirment nos anthropologies qui partout ont dissous ou débusqué le sujet, ne nous laissant plus même la ressource de dire ‘je’ avec un semblant de fondement. » Maurice CLAVEL, (13) Dieu est Dieu, nom de Dieu !, Grasset, 1976. Clavel décrit là l’individu humain d’occident qui, collectivement, par choix culturel, a cru devoir et pouvoir tuer Dieu en lui, se produire en s’incorporant au monde et s’attribuer la source de toute vérité : cet « homme » là finit par s’écoeurer lui-même, se perdre à son vide et mourir.

[14] (14) L’esprit de la loi, André MANARANCHE, Seuil, 1977, p. 152.

[15] (15) encyclique Veritatis Splendor, Jean-Paul II, n°53

 

 

 

Nature humaine 7 (conclusion provisoire)

Conclusion provisoire

Qu’est-ce que l’homme ? La question fondamentale de la philosophie, des sciences humaines et de l’anthropologie ne cesse de se poser de manière nouvelle. La conscience aiguë de notre liberté nous fait soupçonner que l’homme échappera toujours à toute objectivation qui le réduirait à un concept universel, à une structure ou aux conditionnements qui peuvent l’affecter : l’homme passe l’homme. L’histoire de la pensée est celle des variations autour d’un mystère humain qui exerce sa séduction sans jamais épuiser les attentes de la raison qui l’interroge.

La première attitude devant la question du « qu’est-ce que l’homme ? » est cependant celle qui cherche à lui donner une réponse. Mais l’homme qui pense son humanité, découvrant sa qualité d’être libre et raisonnable au terme d’un examen qui le distingue des autres êtres inanimés ou vivants, se trouve tenté de forcer son investigation dans ces deux directions de la liberté et de la raison.

Insister sur la liberté de l’homme, sur son irréductibilité à toute conceptualisation conduit à un changement de perspective mettant en cause la possibilité même de poser la question « qu’est-ce que l’homme ? » Si aucune caractérisation universelle, d’ordre biologique, psychologique ou sociale ne convient à définir l’être humain dans chaque homme, peut on encore parler d’humanité ou de nature humaine ? Même une perspective téléologique qui, par respect pour l’auto-transcendance de l’homme, invoquerait une finalité, une vocation pour l’homme, se trouve être niée, comme aliénant l’homme à un destin inscrit ou non en lui. Les philosophies existentialistes poussent ce primat de la liberté jusqu’à un humanisme intégral et paradoxal à la fois car refusant toute nature humaine – essence.

Au contraire, l’affirmation de la raison, éventuellement conçue comme auto-subsistante, conduit à chercher les lois universelles de la nature humaine, d’abord dans une perspective éthique, puis scientifique, et enfin par les voies des « sciences humaines » qui traquent les illusions du Moi, du sujet, et identifient ce qu’il y a de conditionné dans nos comportements, libres en apparence seulement. A nouveau, la notion de nature humaine se trouve comme vidée de contenu et on lui préférera celle de condition humaine. La psychanalyse, les sciences de l’éducation, la sociologie vont dans ce sens. L’anthropologie structurale l’accentue encore.

Ces deux versants de la philosophie contemporaine dont l’existentialisme et le structuralisme sont les archétypes pensent mettre en question la notion « classique » d’essence ou de nature humaine. L’analyse qui précède montre qu’ils peuvent constituer au contraire le développement même du programme philosophique contenu en elle : non une définition totalisante et rationnelle de « l’homme » que l’on pourrait connaître définitivement, mais une heuristique à une anthropologie qui, pour n’être qu’apophatique, requiert un cadre qui situe l’homme dans son auto-transcendance, dans sa relativité à autrui, et sa capacité à fonder une morale qui tienne compte de l’expérience de ceux qui l’ont précédé. Après Kant, on reconnaîtra que la question « qu’est-ce que l’homme ? » procède d’une confusion entre l’empirique et le transcendantal. Affirmer alors que l’homme passe l’homme, que son identité individuelle ne saurait être comprise qu’en communion avec autrui (cet autre être qui participe de la même « humanité » que lui) laisse sourdre un appel à la raison même, l’invitant à laisser ouvert le mystère humain, non dans toutes les directions, mais dans celles que confusément peut-être encore l’homme perçoit comme conforme à la dignité de sa nature humaine.

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