La réflexion de l’Antiquité sur la nature humaine
La notion de nature a pour ancêtre la « phusis » grecque, inventée pour répondre aux questions fondamentales du devenir, ou de l’un et du multiple. Pour les premiers philosophes grecs – les « physiciens » – la nature d’un être est sa réalité primordiale, matérielle et sensible qu’ils considéraient comme première cause de tous les phénomènes, à la manière d’une force irrationnelle et instinctive : l’air pour les uns, l’eau, la terre, un autre élément ou les atomes le constituant pour les autres. Pour Platon au contraire, la nature d’un être est son essence spirituelle, transcendant les phénomènes qui ne sont qu’apparence, sans réalité véritable.
Aristote fait la critique et la synthèse de ces positions opposées en considérant la nature comme « un principe et une cause de mouvement et de repos pour chaque chose en qui elle réside primordialement par soi et non par accident » [1], c’est à dire son principe interne d’organisation, de développement et de spécification. L’unité des espèces biologiques – qui sont ce qu’elles sont, dans leur être comme dans leur devenir, sans l’influence de l’action de l’homme ou de causes qui leur seraient extérieures [2] conduit en effet à la notion de nature, à la fois immanente à la réalité et la dépassant. La nature d’un être est pour cela à la fois « matière » – ce qui dans cet être constitue l’élément indéterminé et le sujet individuel du changement – et « forme » – le principe du changement qui détermine la matière et qui en permet l’intelligibilité.
Face à un être, la question « qu’est-ce ? » suscite en effet deux approches :
La première est celle de l’intelligence qui cherche à saisir sa nature, c’est à dire la détermination essentielle ou la définition de ce qu’il est, au delà de ses qualités changeantes et de ses transformations accidentelles. Pierre, avant d’être musicien, français, blond est d’abord et primordialement un homme. Cette approche fournit une intelligibilité de cet être, inséparable de lui, mais cependant différente de lui, puisque connaître la nature d’un être n’épuise pas la connaissance de ce qu’il est, en particulier dans son existence individuelle et dans son histoire.
La deuxième approche, plus immédiate, nous fait saisir cet être dans son existence propre, le sujet unique, seul réel, mais qui dans sa singularité reste inconnaissable objectivement, sauf à en rester aux tautologies de l’école cynique – ou au contraire, de la connaissance amoureuse – du type « Pierre, c’est Pierre », ou à le réduire aux éléments matériels qui le composent. Sa matière lui est de fait individuelle, mais elle ne permet pas de rendre compte de ce qui en fait l’unité : Pierre est plus que les molécules dont il est constitué.
Contre Platon qui réduit l’être à son intelligibilité essentielle, et contre les physiciens qui le réduisent à sa matière, Aristote identifie en chaque être un principe d’unité de ce qu’il est, sa « substance » (« ousia » en grec) pour réconcilier les deux approches du « qu’est-ce ? » dans leur complémentarité, à la manière dont on découvre un principe d’unité dans la « formation » de la syllabe « BA », faite des deux lettres B et A qui en constituent la matière, tout en étant plus qu’elles [3]. L’approche du sujet dans son existence réelle complète celle de son intelligibilité immanente à la réalité, et constituent deux modalités de la substance. D’où l’adage selon lequel « il n’y a de science que du général et de réalité que de l’individu » qui suppose l’existence d’un principe qui unifie dans le même être, ce réel individuel, particulier, matériel, et cet universel, général, formel qui en est la détermination intelligible [4] et qu’Aristote assimile à la nature de cet être.
En tant que sa détermination essentielle, la nature d’un être en est le principe de finalité : contrairement aux physiciens mécanistes qui refusaient d’accorder à la nature une finalité, et à Platon selon qui tout est finalisé par le Bien et le Beau transcendants, Aristote reconnaît à côté de la finalité de la nature immanente aux êtres, un hasard et des faits accidentels, mais ceux-ci ne touchent que la matière et non la nature – forme intelligible ou informant la matière.
Cette approche suppose un ordre de l’univers, stable, objectif, (téléo)logique et nécessaire dont l’intuition s’appuie sur la stabilité des espèces et la régularité des cycles biologiques ou physiques. Rapportée à l’ensemble des réalités, l’ensemble des natures qu’est la Nature est « cosmos » (littéralement, belle parure) c’est à dire harmonie et finalité, donc raison ; chaque être obéit à sa nature, selon sa loi interne de développement. L’ordre de cette Nature est objet de « théorie », d’émerveillement – qui est à la base de toute vraie connaissance – et de contemplation esthétique, mathématique ou religieuse ; la Nature est le lieu des valeurs donnant sens aux actes humains, puisque l’homme lui-même ne peut agir sur le cosmos qu’en se soumettant à ses lois : « on ne domine la Nature qu’en lui obéissant » redisent les écologistes après les paysans. Ainsi, de même que la nature d’un être est la norme de son fonctionnement harmonieux, pour l’être libre qu’est l’homme, la nature humaine est ce qui est principe et règle de son activité orientée vers des fins, en même temps qu’elle en est le principe d’unité et d’intelligibilité [5].
La nature humaine est ainsi tout ce qui, enraciné dans chaque être humain nous permet de connaître ce qu’est l’homme en général, sans pour autant atteindre ou attenter au mystère de la personne [6], c’est à dire à l’inconnaissable de chaque existence dans sa condition humaine. Cette distinction sans confusion ni séparation entre nature et personne permet de fonder par élimination de tout ce qui n’est pas propre à l’homme et de tout ce qui en chaque individu lui est personnel ou « accidentel », une définition de l’homme comme « animal raisonnable ». Cette définition est ainsi constituée du genre (animal) et de la marque la plus distinctive qui fonde toutes les autres différences au sein du genre (le caractère raisonnable), indépendamment des « accidents » (être musicien, français, blond…), des « prédicats » qui n’appartiennent pas à l’essence, et qui tout en étant nécessaires sont dérivés du caractère raisonnable de l’homme (le langage, la culture…), et des « propres » qui n’ont pas une valeur de principe distinctif (le rire…).
Une telle approche n’est pas neutre sur le plan moral. L’homme comme animal raisonnable est pour Platon un être capable de distinguer le vrai, le juste, le bon et donc d’agir moralement ; c’est pour Aristote un « animal politique » ou plutôt « devant faire la cité », c’est à dire devant agir selon les lois positives de la cité qu’il se donne librement. Les stoïciens accentuent encore le trait en identifiant nature humaine et raison, en risquant de nier la dimension corporelle de l’homme : le constat de l’incapacité de l’Etat antique totalitaire à fonder un droit sur la nature humaine, les conduit à une morale individualiste dont la perfection est indépendante de tout conditionnement social, politique ou économique. Dans un monde totalement régi par une raison divine excluant toute liberté, il s’agit alors de s’accorder à cette raison par une héroïque maîtrise de soi faite d’indifférence aux passions. L’insensé peut récriminer contre l’événement, la Nature. Le sage au contraire s’ajuste à l’ordre naturel, « selon sa propre nature et celle du tout » (Diogène Laërce), c’est à dire la nature d’un monde rationnel. Les philosophes grecs, en étudiant cette nature fondent ainsi en pratique la morale.
[1] Physique II, 1, 192b 21-23
[2] Cette constatation et les conséquences qu’en tire Aristote sur la notion de nature ne sont pas remises en question par la théorie darwinienne de l’évolution, lorsqu’on la prend au sens restreint, démontré scientifiquement, selon lequel de nouvelles races et espèces apparaissent sous l’action de la sélection naturelle. En revanche, la notion aristotélicienne de nature et de Nature est incompatible avec la « théorie générale » selon laquelle toute la diversité des espèces terrestres peut être expliquée par extrapolation du processus graduel de sélection naturelle, par un processus évolutif continu et aléatoire sur une très longue période, à partir d’une première cellule issue d’une soupe chimique originelle. Mais cette théorie générale n’a aujourd’hui aucun statut scientifique. cf. (2) Evolution, une théorie en crise, Michaël DENTON, Londreys, 1988.
[3] Métaphysique, Z, 17
[4] Cette intelligibilité est abstraite du fait du conditionnement de notre mode connaissance.
[5] L’expression « l’homme est condamné au sens » de Merleau-Ponty n’est pas éloignée d’une telle approche de la nature humaine.
[6] La personne est au sens classique que lui a donné Boèce (VIème siècle), la « substance individuelle d’une nature rationnelle ».
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