Homélie écrite à l’occasion de célébration oecuménique sur le thème de la Paix, à l’occasion de la semaine de l’unité des chrétiens 2004. RB
Lettre aux Éphésiens (Ep 2,13-18)
Maintenant, en Jésus Christ, vous qui étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang du Christ. C’est lui, le Christ, qui est notre paix : des deux, Israël et les païens, il a fait un seul peuple ; par sa chair crucifiée, il a fait tomber ce qui les séparait, le mur de la haine, en supprimant les prescriptions juridiques de la loi de Moïse. Il voulait ainsi rassembler les uns et les autres en faisant la paix, et créer en lui un seul Homme nouveau. Les uns comme les autres, réunis en un seul corps, il voulait les réconcilier avec Dieu par la croix : en sa personne, il a tué la haine. Il est venu annoncer la bonne nouvelle de la paix, la paix pour vous qui étiez loin, la paix pour ceux qui étaient proches.
Evangile de Jésus-Christ selon saint Jean (Jn 14,23-31)
Si quelqu’un m’aime, il restera fidèle à ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui. Celui qui ne m’aime pas ne restera pas fidèle à mes paroles. Or, la parole que vous entendez n’est pas de moi : elle est du Père, qui m’a envoyé. Je vous dis tout cela pendant que je demeure encore avec vous ; mais le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit. C’est la paix que je vous laisse, c’est ma paix que je vous donne ; ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Ne soyez donc pas bouleversés et effrayés. Vous avez entendu ce que je vous ai dit : Je m’en vais, et je reviens vers vous. Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie puisque je pars vers le Père, car le Père est plus grand que moi. Je vous ai dit toutes ces choses maintenant, avant qu’elles n’arrivent ; ainsi, lorsqu’elles arriveront, vous croirez. Désormais, je ne parlerai plus beaucoup avec vous, car le prince du monde va venir. Certes, il n’y a rien en moi qui puisse lui donner prise, mais il faut que le monde sache que j’aime mon Père, et que je fais tout ce que mon Père m’a commandé.
Homélie
S’il est délicat de prendre la parole, ce n’est pas parce que c’est la première fois que j’en ai l’occasion ici parmi vous, au Temple, ni qu’en cette semaine de prière pour l’unité des chrétiens, il faille faire preuve de davantage d’humilité et de tact, à l’égard de ce qui nous rapproche, mais aussi de ce qui nous distingue. En réalité, ce dont il est difficile de parler, c’est du thème même de la paix.
D’une part, il y a l’inévitable écart entre l’idéal visé et la réalité vécue… entre ce que nous professons et ce que nous vivons. Nous ne sommes pas forcément crédibles, à l’égard d’autrui, ou entre nous chrétiens, catholiques, protestants, anglicans, orthodoxes… lorsque nous disons le message chrétien de la paix, l’histoire nous le montre hélas. Ceci dit, en paraphrasant Bernadette de Lourdes, ce message de paix, nous sommes d’une certaine manière chargés de le dire, pas de le faire croire. Ou en suivant Saint Paul, ce message, nous le portons comme un trésor dans un vase d’argile.
D’autre part, ce thème de la paix pose difficulté, parce qu’il illustre tout particulièrement le décalage, l’abîme entre la sagesse des hommes, celle qui relève du bien vivre ensemble entre nous, la compréhension élémentaire que nous pouvons avoir de la paix, dont on peut parler, et dont il faut parler, et la sagesse du Christ, qui suppose d’abord la contemplation silencieuse du mystère de la Croix. Entendre que c’est Lui, le Christ, qui est notre paix, par sa chair crucifiée ; que notre réconciliation entre nous et avec Dieu passe par la Croix, ne peut pas ne pas nous déranger, et introduire une étrangeté radicale par rapport à tout ce que nous pourrions dire de nous-mêmes sur la paix. Cette paix, ce n’est pas à la manière du monde que le Christ nous la donne.
A cause de cela, la paix du Christ n’est pas que l’absence de conflit, ce qui pourrait n’être qu’un prétexte à l’abstention, au refus de voir la réalité avec ce qu’elle comporte d’injustices à combattre, de luttes légitimes à mener. La paix du Christ n’est pas que l’art de vivre les conflits sans violence, ou le respect de la différence de l’autre, ou la reconnaissance de la dignité de l’autre, fût-il mon adversaire. La paix du Christ n’est pas que l’amour de l’ennemi, en tant qu’il est mon frère, commandement que l’on peut certes voir comme spécifiquement chrétien (« vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien, moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5,43-44)), mais un commandement qui une fois énoncé, fait d’une certaine façon partie du domaine public. Toutes ces approches de la paix qui sonnent juste et qui restent à vivre, tant il est vrai que l’unité de l’humanité reste une tâche inachevée, toute cette sagesse de la paix, pourrait ne relever que d’une sagesse humaine, parce que pour s’énoncer, elle apparaît ne pas avoir besoin du Christ et encore moins de la Croix.
Eh bien, la Parole de Dieu nous provoque à une autre paix.
Juste avant d’entrer dans sa Passion, au terme de laquelle c’est un corps défait, crucifié qu’il va laisser entre les mains de ses disciples, de Marie, de Jean, Nicodème, Joseph d’Arimathie, Jésus leur dit : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. » En d’autres termes, la Bonne Nouvelle de la paix coïncide avec le corps crucifié du Christ. La réconciliation des hommes entre eux et avec Dieu, le rapprochement de ceux qui sont loin, l’unité de tous, juifs, païens, et ajoutons-le : chrétiens – avec les figures de Judas et de Pierre, tous unis dans le même refus du fils de l’homme, cette communion qui avant d’être celle des saints est celle des pécheurs, tout cela passe par la Croix. Le rassemblement des uns et des autres en faisant la paix, c’est en la personne du Christ, et par la Croix que tout cela se trouve. « Les uns comme les autres, réunis en un seul corps, il voulait les réconcilier avec Dieu par la croix, en sa personne il a tué la haine. »
Il n’y a pas d’explication, qui rende compte de cela. Juste seulement l’indication qui s’en déduit, que notre tâche présente est d’être d’autant plus des artisans de paix que cette tâche, en nous rapprochant des hommes, nous rapproche du Christ, qu’elle est imitation du Fils unique : la 7ème Béatitude, celle des artisans de paix correspond à cela, être appelés fils de Dieu.
Plus encore, notre tâche est de prendre au sérieux cette invitation, spécifiquement chrétienne, d’accueillir le désir du Christ de nous unir à lui, de venir chez nous, d’être avec le Père auprès de nous. Parce que cette participation au mystère pascal, n’est pas diversion de nos tâches temporelles. Au contraire elle atteint le plus exactement la cause de toute division, de toute haine, à savoir le péché en nos cœurs. Avec le Christ, cette victoire du croyant sur le péché est un germe de paix plus fécond qu’aucune de nos œuvres, ou du moins cette conversion doit leur être préalable. Un François d’Assise, un Martin Luther King, un Dietrich Bonhoeffer, ou un Christian de Chergé nous le montrent.
A nous qui serions tentés de voir le plus exigeant, le plus difficile, dans la mission qu’il nous reste de mettre en œuvre ce commandement de la paix, l’Evangile de ce jour nous provoque d’abord au plus exigeant, au plus urgent, celui d’accueillir le don de la paix en Jésus-Christ crucifié, celui de l’aimer, celui d’entrer dans sa joie. « Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie, puisque je vais vers le Père. »
Enfin, à nous qui nous laisserions décourager par la modestie de nos efforts de paix face au déchaînement de la violence, celle qui s’exerce sur des peuples en conflits, sur les enfants que l’on y enrôle à la guerre, sur les femmes que l’on asservit, sur ceux que l’injustice réduit à la misère, ou ces fragiles d’entre les fragiles à qui l’on refuse le droit le plus élémentaire, celui de vivre, Jésus nous dit : « Ne soyez donc pas bouleversés et effrayés. » La victoire du Christ sur la mort nous est déjà acquise ; la paix qu’il nous laisse, englobe jusque la mort, lorsque celle-ci est vécue dans l’amour du frère, en particulier de l’ennemi ; le moindre acte de charité est d’un ordre infiniment supérieur à tout ce qui subsiste de violence, de haine dans le monde : il rend présent la victoire du ressuscité. La paix du Christ, comme don de Dieu déjà fait, comme fruit de l’Esprit, cette paix reste à accueillir, avant que d’être mise en œuvre. A cette condition nos gestes de paix, et le travail œcuménique en est un, seront vraiment sacrements de la victoire du Prince de la Paix.