Une vie pour les autres… L’expression semble aller de soi, surtout après vingt siècles de christianisme, après plus de trente siècles de judéo-christianisme… Une expression invitant à l’altruisme, à l’attention au prochain, à l’ouverture du cœur, à la générosité, au don de soi… Une expression qu’un humanisme même non chrétien assumerait, puisqu’il est capable d’expérimenter en dehors de la foi qu’« il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35)
Et pourtant l’expression : « une vie pour les autres » est d’une étrangeté radicale, non seulement parce que nous vérifions à quel point notre égocentrisme, notre égoïsme, la recherche de notre intérêt propre sont enracinés en nous, combien notre désintéressement est illusoire – l’amour le plus désintéressé nous intéresse – mais surtout quand on se réfère à ce que le Christ entend par amour et service du prochain. Après le geste du lavement des pieds, Jésus pose cette question à ces disciples : « Comprenez-vous ce que je viens de faire ? » justement parce que le geste ne va pas de soi. De fait, il faut reconnaître que nous ne le comprenons pas, que cela relève de la folie de Dieu plus sage que la sagesse des hommes. Folie pour le maître de se mettre à la place de l’esclave ; pour Dieu de s’identifier aux plus-petits ; pour sa toute-puissance de s’auto-limiter à l’impuissance de ceux qui ont faim, ont soif, sont nus, malades, étrangers ou en prison ; pour Dieu de mettre en équivalence le commandement de l’amour pour lui-même, Dieu – infiniment bon, infiniment aimable – et celui pour le prochain, non pas un autrui aimable dans l’abstrait, mais le prochain réel avec ses limites qui sont les mêmes que les miennes, avec la même finitude humaine que la mienne, et pour qui il n’y a donc pas plus de raison que je donne ma vie pour lui, que lui pour moi. A moins d’être sujet à l’illusion de croire en la supériorité de la valeur de l’autre, comme ce peut l’être dans la folie amoureuse.
La première clairvoyance consiste à admettre que nous ne savons pas aimer ou servir au sens où le Christ en donne le témoignage, qu’autrui ne nous intéresse pas vraiment, ou seulement jusqu’à un certain point, et surtout que l’abaissement du Christ par amour pour l’homme, le fait que le parfait se sacrifie pour l’imparfait, cela nous répugne. L’altruisme chrétien qui va jusque là n’est non pas simplement exigeant ou difficile, mais impossible.
Pour la foi chrétienne, l’amour agapè, l’amour désintéressé pour autrui, qui l’accepte dans son originalité sans le juger – supérieur ou inférieur – sans chercher à le rapporter à soi, cette « charité » (caritas) est une vertu théologale, qui procède de la grâce de Dieu, où c’est de l’amour même de Dieu que l’on aime, où c’est de l’amour qu’il y a en Dieu que l’on aime : une participation par grâce à la vie trinitaire, à l’action de l’Esprit Saint, l’Amour personnifié. Une vie pour autrui, menée selon cet amour-là, n’est possible qu’en vertu de l’accueil préalable du don de l’Esprit Saint, d’une grâce, c’est-à-dire d’un cadeau immérité, qui donne au chrétien la joie de se reconnaître aimé inconditionnellement par Dieu, par delà mérites et péchés. La reconnaissance de ce don est première, appelant de la part de qui le reçoit l’exigence intérieure d’une libre réponse amour pour amour. Ce serait impossible (et ça l’est, parce que l’amour de Dieu pour l’homme dépasse infiniment l’amour de l’homme pour Dieu), si, se découvrant enfant bien-aimé du Père, le chrétien ne découvrait en même temps en Jésus-Christ la possibilité – invraisemblable si le Christ ne l’avait décidé ainsi –, qu’en aimant et servant son prochain, ce soit Dieu que l’on aime et serve.
Aimer à cause de Dieu, ou en vue de Dieu ne signifie pas que le prochain soit un moyen pour exercer l’amour même de Dieu, mais que c’est au niveau le plus profond de la présence de Dieu à l’intime de l’homme que s’établit la relation inter-humaine la plus vraie. Vivre pour les autres, consiste à inventer sa réponse personnelle à l’amour incompréhensible de Dieu pour moi, amour inconditionnel qui rend possible le don de moi-même. Répondre à sa vocation implique de tirer parti de ses talents et de ses limites, de la perception des manques et souffrances de ses frères, pour inventer cette réponse. Le cœur et les mains du croyant sont alors le prolongement de ceux du Christ pour exercer – et recevoir – l’amour de Dieu à l’égard des hommes.