Voici le texte d’un exposé à la soirée du 8 mars 2007 organisée par la commission paroissiale « Vivre l’Evangile au quotidien » sur le thème de l’immigration. Un texte largement inspiré de : L’asile en France, état d’urgence, Comité épiscopal des migrations, commission sociale de l’épiscopat, Justice et Paix, France, 2002
Pour qui se dit chrétien, le sujet « Immigration, regards de chrétiens » devrait être simple pour qui prend au sérieux son maître, le Christ, qui affirme : « J’étais un étranger, et vous m’avez accueilli » (Mt 25,35) En accueillant l’étranger, l’immigré, c’est le Christ, c’est Dieu lui-même que l’on accueille. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40)
D’où les invitations constantes de l’Eglise, dans sa doctrine sociale, dans ses prises de position, à promouvoir l’accueil de l’étranger, non seulement l’assistance envers les plus pauvres, comme le sont souvent les migrants, les demandeurs d’asile, les réfugiés, mais aussi un accueil fondé sur l’amour du Christ, étant sûrs que le bien fait au prochain nécessiteux est fait à Dieu lui-même. Il ne s’agit pas seulement d’avoir le souci de l’autre, mais de reconnaître qu’en cet autre, cet étranger, c’est Dieu lui-même qui s’invite, et de le servir comme tel.
Les résistances que nous ressentons en nous-mêmes à vivre davantage ce service de l’immigré, cet accueil de l’étranger témoigneraient donc de l’écart qu’il y a en nous entre foi et pratique, du chemin de conversion qu’il reste à parcourir.
Est-ce si simple ?
Le témoignage biblique atteste en fait que l’hostilité comme l’hospitalité, la fermeture comme l’ouverture à l’égard de l’étranger sont toutes deux présentes, aussi bien dans l’AT que dans le NT. Jésus lui-même ne dit-il pas lui même à la femme syro-phénicienne : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël » (Mt 15,24s) ?
Il vaut la peine d’y regarder de plus près.
Les migrations tiennent une place importante dans la Bible : peuples et personnages bibliques sont souvent en déplacement, dans des migrations relues comme des étapes décisives de l’histoire de la relation de Dieu avec son peuple :
En positif :
Abraham, dont le père avait quitté Ur, en Chaldée, entend l’appel à quitter sa terre vers une destination inconnue. Il est aussi un modèle d’hospitalité envers l’étranger : quand il accueille les trois visiteurs inconnus au chêne de Mambré (Gn 18, 1-8), son hospitalité est une source de bénédiction : Sara sa femme stérile s’entend promettre un enfant.
Les fils de Jacob s’exilent en Égypte pour des raisons économiques. L’interdiction d’opprimer l’étranger est fondée sur l’expérience d’Israël en Égypte : « Tu n’opprimeras pas l’étranger. Vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous-mêmes avez été étrangers au pays d’Égypte » (Ex 23,9). Le sort réservé à leurs descendants les pousse à quitter ce pays. La sortie d’Égypte est alors un exode voulu par Dieu, d’où Israël naît comme peuple, avec l’expérience de libération qui fonde sa foi. « Je suis Yahvé ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » (Dt 5,6). Jésus fera le même chemin avec sa famille pour échapper au « massacre des Innocents » (Mt 2,13-15).
Lorsqu’il fuit après avoir tué un égyptien, Moïse se conduit comme un homme en quête d’asile. Madiân devient la terre d’accueil où il reconstruit sa vie (Ex 2,11-22) en attendant que Dieu lui confie une autre mission. Élie fuit devant Jézabel « pour sauver sa vie » (1R 19). Pour eux, ce temps d’exil est l’occasion d’une expérience spirituelle : rencontre de Dieu, envoi en mission. L’émigration économique et politique marque ainsi l’histoire de plusieurs figures fondatrices du peuple d Israël.
L’Exil, la déportation à Babylone, est présenté comme une punition de Dieu pour l’infidélité de son peuple. Mais le peuple découvre aussi que Dieu ne l’abandonne pas pour autant. Si Dieu reste avec son peuple exilé, c’est qu’il n’est pas lié à une terre. Découverte par Israël du caractère universel de sa foi au cœur de l’expérience de sa particularité.
Le livre de Ruth raconte l’« intégration » réussie d’une étrangère, qui devient source de bénédiction pour le peuple, puisqu’elle sera la grand-mère du roi David. Le livre de Jonas ouvre aussi la perspective jusqu’au salut des païens ennemis.
Mais aussi, en négatif :
Le retour de l’Exil est l’occasion d’une crise où l’étranger apparaît comme une menace à l’identité d’Israël, un risque de contamination par l’idolâtrie : « Nous avons trahi notre Dieu en épousant des femmes étrangères » (Esd 10,2). Et c’est ainsi que les femmes étrangères et les enfants qui en sont nés sont renvoyés : « La race d’Israël se séparera de tous les gens de souche étrangère » (Ne 9,2).
Dans le Nouveau Testament, le conflit entre Paul et Pierre à propos de l’évangélisation des non juifs (Ga 2), montre que l’ouverture envers l’étranger n’allait pas sans problème. Mais ce conflit conduit Paul à déclarer : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28).
A l’égard de l’étranger, voilà des positions en tension entre les exigences du quotidien et l’utopie de l’ouverture, entre la préoccupation du réel, la difficulté du quotidien, et l’élan, l’ouverture à l’autre étranger.
L’étranger est en Israël objet d’une législation qui à la fois le protège et l’exclue, porteur de bénédiction et menace pour Israël. Dans le Nouveau Testament, les païens apparaissent comme occasion de conflit dans l’Eglise, mais aussi de révélation de l’universalité de l’Evangile. Cette tension permanente entre hospitalité et hostilité, entre exil et terre promise, entre exode et installation, entre accueil et refus, traverse la Bible. C’est au cœur de cette tension qu’il faut lire la relation à l’étranger, l’étranger qui réside chez soi, le réfugié, le demandeur d’asile, soit politique, soit économique. Sans cette tension, un des deux pôles exclue l’autre : l’étranger ne pourrait alors être qu’exclu ou assimilé. L’accueil se joue entre les deux.
La vraie question posée dans la Bible sur l’accueil de l’immigré n’est donc pas celle de l’économie (« a-t-on les moyens d’accueillir… ? ») mais celle de l’identité (« comment être ou rester soi-même en présence de celui qui est différent ? ») :
a– L’étranger est révélateur de ce que j’ai en commun avec lui, qu’il me rappelle parce que je l’oublie : mon statut d’immigré. Dans sa profession de foi, l’israélite commence par dire qu’il est fils d’émigré : « Mon père était un Araméen errant » (Dt 26,5). « Vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous-mêmes avez été étrangers au pays d’Égypte » (Ex 23,9), exilé de passage. Mais ceci n’est pas seulement une expérience passée et sur le seul plan géographique (nous venons d’ailleurs). L’expérience de foi (voire toute expérience d’ouverture à l’autre) peut être vue comme un voyage, une mise en route permanente, un pèlerinage sans fin… Parlant de ses frères chrétiens, l’auteur de la lettre à Diognète écrit : « Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel. » Un statut qui relativise toute appropriation de la terre : si le droit naturel de propriété est reconnu par la Doctrine Sociale de l’Eglise, c’est en vue d’un usage qui corresponde le mieux à la destination universelle des biens. Le statut des chrétiens leur interdit de résorber le manque fondamental qui habite l’homme – le désir de Dieu – par l’installation, la satisfaction des besoins, ou le divertissement : « L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote, et tu l’aimeras comme toi-même » (Lv 19,34). Dans leur fragilité et leur insécurité, la non-maîtrise de leur destin, leur déracinement, dans leur quête vitale, les immigrés, et tout particulièrement les réfugiés, ont un rôle provocateur et prophétique à l’égard de ceux qui comme nous courent le risque de l’installation, de l’oubli de la précarité de notre « passage sur terre », illusoirement protégés de l’inquiétude de l’avenir. Que signifie alors pour nous avoir besoin du salut ? En quoi avons-nous besoin de Jésus-Christ « le Sauveur » autrement que comme moteur auxiliaire de nos projets ? L’étranger est « comme un compatriote », car la terre n’appartient pas à Israël mais à Dieu. Une égalité foncière qui doit se traduire dans la loi : « La loi sera la même pour l’homme du pays et pour l’étranger de passage au milieu de vous » (Ex 12,49).
b– L’étranger est révélateur de mon identité, de par son étrangeté, provocatrice au dialogue et à la communion dans la diversité. « « L’étranger » est le messager de Dieu qui surprend et brise la régularité et la logique de la vie quotidienne, en rendant proche celui qui est lointain. Dans les « étrangers », l’Église voit le Christ qui « plante sa tente parmi nous » (cf. Jn 1,14) et qui « frappe à notre porte » (cf. Ap 3,20). Cette rencontre – faite d’attention, d’accueil, de partage, de solidarité, de protection des droits des migrants et d’élan d’évangélisation – est le reflet de la sollicitude constante de l’Église, qui perçoit en eux des valeurs authentiques et qui les considère comme une grande richesse humaine. » Instruction romaine sur la Charité du Christ envers les migrants, 2004
c– Mais le respect de la différence peut conduire à la ségrégation ou au ghetto, à l’exclusion (« Je reconnais que tu es différent, alors, rentre chez toi, c’est là que tu seras le mieux ! ») s’il n’est dynamisé par le désir de la rencontre pour ne faire qu’une famille, qu’un peuple. Il s’agit d’être soi-même, mais pour accueillir pleinement l’autre. Le refus de l’autre procède d’ailleurs d’une insécurité, d’une incertitude sur ce qu’on est, sur la valeur universelle de ce que l’on porte, de la culture en laquelle on vit, d’un repli identitaire : « Toute intolérance procède d’un doute sur ses propres sentiments » (Jacques de Bourbon-Busset, Lettre à Laurence). Il s’agit au contraire d’accueillir de l’autre de quoi « m’unir à lui dans une vérité plus haute. » Le bonheur d’être soi est le meilleur garant d’une curiosité bienveillante à l’égard de l’autre différent. Donner le témoignage qu’il est possible de vivre ensemble en respectant nos différences, est le service d’humanité que les chrétiens, l’Église au cœur de cette humanité, veulent donner à voir. Montrer au monde qu’il est possible de vivre ensemble différents. Expérimentant pour nous-mêmes les difficultés à mettre en oeuvre ce projet, les chrétiens offrent leur expérience comme un chemin d’humanité élaboré dans la pratique, dans la peine, dans la difficulté et la joie, un chemin où la rencontre est parfois réalisée. L’Église, grâce à la diversité de ses membres, répartis sur toute la surface de la terre, grâce à sa catholicité propose un universalisme qui puise à sa vraie source : la Pentecôte (Ac 2,8-11).
Dans la Parabole du bon Samaritain, un légiste pose à Jésus la question « Qui est mon prochain ? » à la suite du rappel du commandement de l’amour « du prochain comme toi-même ». Jésus déplace la question : « qui s’est fait le prochain » de l’homme en souffrance ? Passer de la question sur les étrangers qui auraient ou non le droit de rentrer dans mon cercle et devenir mon prochain, à celle de ma sortie du cercle pour me faire le prochain de ceux qui ont besoin de moi. Non pas « que vais-je, qu’allons nous devenir si nous accueillons l’étranger ? » mais « que va-t-il devenir, si je ne l’accueille ? »
Références :
L’asile en France, état d’urgence, Comité épiscopal des migrations, commission sociale de l’épiscopat, Justice et Paix, France, Cerf 2002 (autres commentaires de ce texte : revue Esprit et Vie, présentation par les évêques)
Erga Migrantes Caritas Christi, Instruction romaine sur la Charité du Christ envers les migrants, 2004