La nature humaine contestée par la notion de sujet
1. Du nominalisme à Descartes :
L’approche réaliste d’Aristote et de St Thomas d’Aquin devait être déformée dans le sens d’un rationalisme desséchant par la pensée scolastique du XIVème siècle, et induire la réaction contraire des « nominalistes ». La querelle des « universaux » met en effet en question la notion de nature-essence immanente aux individus : il n’y pas de nature ; il n’y a que des individus. Nous percevons des individus comme étant à tort d’une même espèce à cause de fausses ressemblances qui masquent des différences tellement radicales que le nom adopté pour désigner leur nature n’a qu’une valeur nominale, sans correspondre à rien de réel. C’est également par paresse de la perception que l’on rend compte de la régularité des générations intra-spéciès, sans voir entre deux fruits qui se ressemblent issus d’arbres qui se ressemblent les différences entre individus. Il en est de même de la notion de nature humaine, que l’on ne peut même pas réduire à sa dimension biologique. L’humanité n’a pas de réalité. Il n’y a que des hommes, et le nom commun « hommes » n’est même là que par facilité de langage. Ce refus persévérant de l’évidence vient chez Occam, de ce que pour lui, les lois naturelles ne dépendent plus de la raison divine à laquelle aurait pu participer la raison humaine, mais dépendent uniquement de la pure volonté de Dieu, qui est libre, donc arbitraire [1]. Dès lors, la réalité n’est plus intelligible et les recherches sur la nature humaine fonctionnent en circuit fermé, éventuellement cohérent, mais disjoint de la réalité. La sécularisation de la théologie nominaliste et volontariste d’Occam passe alors par Grotius et conduit jusqu’à Kant, via Descartes chez qui on trouve un « héroïsme du vouloir » [2] où le doute est un effort pour « dégager la pensée de tout contenu » [3], pour détacher le sujet de son objet « au lieu d’y adhérer et de ne faire qu’un avec lui ». L’autonomie du sujet – littéralement, le fait de se donner sa propre loi – passe par ce détachement. C’est tout le contraire de l’émerveillement aristotélicien devant la réalité, qui permet de la considérer à la fois comme régularité intelligible des natures et comme irréductibilité des substances à ce qu’on peut en connaître. Cet émerveillement qui est attachement et qui est amour permet de saisir la liaison intrinsèque qui existe entre nature et substances [4]. Chez Descartes au contraire, la 7certitude de la pensée pure n’est pas celle de l’essence de l’homme, et la liaison entre la conscience de soi permise par le Cogito et la nature de l’homme n’est réalisée que de manière extrinsèque par la médiation d’un Dieu bon garantissant l’adéquation de la pensée avec la réalité, par un « coup de force métaphysique », ou une chiquenaude divine initiale dont ses successeurs pourront se passer [5].
2. De Kant à l’existentialisme :
Désormais le pli est pris. Pour la pensée critique, la connaissance de la nature et de la nature humaine repose sur la législation de l’entendement humain et non plus sur l’observation de la réalité. Ainsi, il n’y a plus de nature au sens ontologique chez Kant puisque l’objet de la connaissance est construit par l’entendement humain. La mathématisation de la nature ne se prononce plus sur ce qu’est la nature. D’où une définition différente : « la nature est l’existence des choses en tant que déterminées par des lois universelles. » [6] Elle s’oppose à la liberté pratique, propriété d’agir d’après les lois que la volonté se donne à elle-même, ce qui conduit à nier l’existence d’une nature humaine puisque le spécifique humain est dans cette liberté pratique que l’homme éprouve par les règles, les lois, le droit qu’il se donne en se détachant de la nature, où règne l’ordre du fait et le déterminisme. « Nous ne pouvons pas plus nous demander ce qui doit arriver dans la nature que demander quelle propriété un cercle doit avoir. » [7] Au contraire, l’autonomie de la volonté humaine – qui chez Kant est la liberté – est absolue et remplace la volonté divine d’Occam dans une morale de l’impératif catégorique qui joue le rôle d’une sorte de loi naturelle : le sujet ne doit obéir qu’à lui-même en usant comme critère la possibilité d’ériger la « maxime » d’un acte, son motif, en maxime universelle. Cependant, la force apparente d’une telle formulation, n’est que celle d’une règle redondante, qui ne peut être que totalitaire ou aporistique (stérile) dans sa forme, analogue par exemple à celle sur la liberté – « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres ». Le XIXème siècle verra ainsi plusieurs tentatives infructueuses d’élaboration d’une axiomatique du droit sur la base d’une norme issue de cette raison pratique, et dont dépendrait la diversité des lois positives [8]. Le XVIIIème siècle s’était également passionné sur le rapport entre la raison et la liberté, entre les lois de la nature et le droit. Chez Kant, le droit est établi sans l’intermédiaire, voire contre les lois de la nature, suivant en cela la pente nominaliste d’Occam chez qui la liberté est liberté d’indifférence, de refus à l’égard des inclinations les plus naturelles comme la conservation de l’existence, l’aspiration au bonheur, l’adhésion à l’évidence. Dans cette lignée, Schelling et Hegel voient entre l’homme et la nature un rapport dialectique. La Nature est conçue comme incarnation de l’esprit : « il faut que la nature soit l’esprit visible, l’esprit la nature invisible » (Schelling). « L’homme est nécessairement en rapport avec la nature : toute évolution implique que l’esprit se dresse contre la nature et se réfléchisse en lui-même ; elle signifie une séparation de l’être spirituel qui se rassemble en soi en se dressant contre sa propre immédiateté, qui est justement la nature. » (Hegel) Dans la même veine, si ce qui est de l’ordre naturel est figé, « déterminé par des lois universelles », la revendication d’une liberté humaine conduit à l’ « humanisme intégral » de Sartre, où l’homme ne dépend que de lui-même, où sa liberté est capacité à s’arracher à ses causes ; à faire et en faisant, se faire ; à se recréer contre son passé et son immédiateté. Ainsi, « l’enfer, c’est les autres », en tant qu’ils m’objectivent comme destin à partir de mon passé, à partir des conditionnements qui pèsent sur moi, alors qu’au contraire, par existence, l’homme n’est pas voué. Il n’aurait pas de nature humaine au sens classique du terme, car il échappe toujours à la connaissance objective que l’on peut en avoir, ou qu’il peut avoir de lui-même. C’est d’ailleurs dans cet échappement, par l’engagement par exemple, qu’il est pleinement homme, ou plus rigoureusement, qu’il s’éprouve l’être. Il en est ainsi de l’expérience du Cogito : le sujet, en tant que lié à un corps est toujours en mouvement et le temps lui empêche une présence totale à lui-même. Mais le Cogito lui permet d’éprouver au moins cette forme d’auto-transcendance. De même, pour Jaspers, le moi existentiel est transcendant au temps et donc n’est pas objectivable. C’est alors une propriété du langage poétique (symboles, mythes…) que de pouvoir rendre intelligible ce qu’il y a de transcendant dans la conscience de l’existence.
D’où le paradoxe consistant à dire que ce qu’il y a de plus universel en l’homme, c’est qu’il soit sujet ; que sa nature, c’est son existence (son « être-dans-le-monde » ou « dasein »). « En aucun cas le sujet existentiel ne saurait être confondu avec un sujet biologique, sociologique ou psychologique comme l’envisage la connaissance objectivée » affirme Berdiaev [9] pour qui, après Husserl, la connaissance réelle ne résulte pas d’un face à face entre un sujet et un être extérieurs l’un à l’autre, mais d’une opération du sujet en lui-même conjointement avec l’être, dans une communion d’existences. L’objectivation n’en est qu’une dégradation à fins de communication sociale [10] : « objectiver c’est rationaliser en ce sens qu’on prend les produits de la pensée, substances, universaux et le reste pour des réalités ; quand elle objective et rationalise, la pensée reste en deçà de l’irrationnel et de l’individuel, c’est à dire de l’existence et de l’existant. » [11]
3. Retour à la nature humaine :
Si cette revendication s’oppose à juste raison à la réduction du sujet à une objectivation qui confondrait être et objet, alors que celui-ci est produit non existentiel du sujet connaissant, il n’en reste pas moins qu’une telle objectivation est possible, qu’une communication portant sur le général dans les êtres est réalisable et que l’homme a donc bien une nature, dussions-nous circonscrire l’importance de l’accès qu’elle permet à l’homme sujet. Il est en effet peu réaliste de faire supporter au seul langage – fût il poétique – ou au seul fonctionnement de l’entendement humain, l’origine des régularités qui rendent possible cette communication entre les hommes sur l’homme, même si celle-ci divague quelquefois ou laisse échapper la dimension existentielle du sujet. La réaction existentialiste se situe donc contre une objectivation totalitaire de l’humain dans l’homme, qui en prétende une intelligibilité rationnelle en lois universelles – biologiques, psychologiques, sociologiques, etc… – et qui correspond à la définition idéaliste ou rationaliste de nature humaine, comme celle de Kant. Elle rejoint au contraire la notion « classique » de nature humaine dans son double respect pour l’intelligible et l’existentiel dans l’homme, parce que cette notion comporte « à côté du matériel et du mécanique, un élément téléologique et formel – ce second sens étant le meilleur, et le premier étant, au fond, la négation même de l’idée de phusis » [12] L’individualisme nominaliste, l’expérience du Cogito, ou le moi existentiel de Jaspers traduisent le caractère insaisissable de la personne humaine. On ne peut rien en dire sans la trahir, ou plutôt, sans la manquer. Cependant, la personne n’est pas emmurée dans sa solitude. La communion des personnes, la réciprocité des consciences permettent une connaissance – au sens biblique du terme – qui est celle de l’amour, pour laquelle ce qui est dit de la personne, sans définir ce qu’elle est – présentement et ontologiquement – permet d’accéder à ce dont elle hérite et ce vers quoi elle est tendue, sans pour autant l’enfermer dans un conditionnement (son passé) ou un déterminisme (son avenir) absolus. La personne est plus que son passé, et son avenir lui appartient. La notion de nature humaine comme animal raisonnable assume cette double notion d’héritage et de finalité, dans au moins les deux dimensions biologiques et culturelles, dans une distinction sans confusion ni séparation avec la notion de personne humaine. On retrouve cette distinction chez les philosophes personnalistes du XXème siècle, pour qui la connaissance de l’humain dans l’homme n’est pas nécessairement une objectivation rationnelle et déductive de la personne, mais une étape de sa rencontre : « percevoir autrui, c’est commencer par rencontrer le masque naturel de sa personnalité et puis traverser ce masque dont les qualités peuvent être un obstacle mais aussi un instrument de notre perception. » [13] L’histoire de la notion de nature humaine part de cet équilibre aristotélicien et thomiste, précisant le statut et les limites de la connaissance de celle-ci, et s’infléchit, soit dans le sens d’une séparation entre nature et personne humaine, soit dans le sens matérialiste ou rationaliste d’une confusion entre les deux, au risque de nier toute liberté à la personne humaine.
[1] Pour cela, cette vision de Dieu n’a plus rien de chrétien puisqu’elle ne se situe plus dans l’amour de Dieu désirant faire participer l’homme à sa divinité.
[2] Le doute cartésien est expérience de liberté ; c’est la volonté de dire non et de ne céder qu’à la plus totale évidence. ((6) Marxisme, Existentialisme, Personnalisme, Jean LACROIX, PUF, 1955.)
[3] idem (6).
[4] Jean Onimus décrit ainsi cette approche du réel, qui est celle de la connaissance par inclination de St Thomas : « Une essence concrète définit ce qu’il y a de stable et d’universel dans une réalité naturelle : les éléments de base autour desquels joue le hasard des instants vécus. On n’y accède ni par l’analyse (morale, chimique, physique) ni par quelques jeux d’abstractions philosophiques. On n’y accède que par la contemplation poétique, c’est à dire par un effort de participation, voire d’identification, par un don de soi répondant au don du réel. » (7) Essais sur l’émerveillement, Jean ONIMUS, PUF, 1990.
[5] « Le passage du « je pense » au « je suis » s’accomplissait sous la lumière de l’évidence, à l’intérieur d’un discours dont tout le domaine et tout le fonctionnement consistaient à articuler l’un sur l’autre ce qu’on se représente et ce qui est. Il n’y a donc pas à objecter à ce passage ni que l’être en général n’est pas contenu dans la pensée ni que cet être singulier tel qu’il est désigné par le « je suis » n’a pas à été interrogé ni analysé pour lui-même. (…) Tant qu’à duré le discours classique, une interrogation sur le mode d’être impliqué par le Cogito ne pouvait être articulée. » Michel FOUCAULT, (8) Les Mots et les Choses, NRF, 1966.
[6] Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 2ème partie, #14. Cette définition de la nature nous influence encore : c’est une définition analogue que Lévi-Strauss emploie dans l’opposition qu’il fait entre nature et culture.
[7] Critique de la raison pure, Eclaircissement de l’idée cosmologique d’une liberté en union avec la nécessité universelle de la nature, A547, B575.
[8] Ainsi de Hans Kelsen, théoricien autrichien du droit, dont plusieurs disciples se départiront finalement de l’idéalisme pour faire retour à la notion de loi naturelle.
[9] (9) Cinq Méditations sur l’existence, Nicolas BERDIAEV, Aubier, 1936.
[10] On retrouve là l’esprit nominaliste.
[11] idem (9).
[12] Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, article « nature », André LALANDE, PUF, 1947.
[13] (10) La réciprocité des consciences, Maurice NEDONCELLE, Aubier, 1942.