Question sur facebook : Si Jésus était seul dans le désert, comment savons nous ce qu’il y a fait ? Est-ce que c’est lui qui a tout écrit ou l’a-t-il raconté ? ça a dû être difficile puisque c’était une expérience très intime !
La question est liée à celle du statut de l’Evangile, qui est un écrit à la fois historique et théologique. Et en christianisme, du fait que Dieu se fait homme, du fait que l’Eternel entre dans le temps, l’historique et le théologique sont liés. La question de l’historicité de la Bible a déjà été abordée sur un autre post (cliquer ICI).
Les textes sacrés des autres religions parlent de Dieu ou font parler Dieu à partir de mythes ou de fables sans prétention historique, d’autres à partir de maximes de sagesse, de préceptes moraux ou religieux, de formules ou de chants liturgiques, d’autres à partir de l’expérience religieuse ou des enseignements d’un homme en contact avec le divin… C’est le cas des évangiles apocryphes, du Coran, des écrits védiques, des textes sacrés bouddhistes …
Les Evangiles de nos Bibles ont cette particularité de nous parler de Dieu en racontant l’histoire de Jésus, et en affirmant que les paroles, les gestes, les événements vécus par Jésus de Nazareth nous disent le plus parfaitement qui est Dieu : « Qui me voit, voit le Père » (Jn 14,9). Même si les Evangiles ont plein de trous dans sa biographie, notamment avant le début de sa vie publique, les chrétiens croient que le peu que ses disciples ont recueilli de son histoire, suffit à nous donner accès à « Celui qui est, qui était et qui vient » (Ap 1,8) parce qu’Il est le Vivant, le Ressuscité qui se laisse toujours rencontrer aujourd’hui, et dont les évangiles – et la Bible entière – ne constituent qu’un moyen d’identification, pour authentifier que c’est bien Lui que nous rencontrons : c’est Jésus qui EST la Parole de Dieu ; la Bible est une parole humaine inspirée, qui n’est « Parole de Dieu » qu’indirectement, en tant qu’elle met en contact avec Lui.
Il y a alors chez les évangélistes canoniques, Matthieu, Marc, Luc et Jean :
– une objectivité à rapporter ce qu’ils savent de Jésus, y compris des faits « gênants » de sa biographie parce qu’ils affaiblissaient la première prédication chrétienne : baptême de Jésus par Jean-Baptiste, disputes et arrivisme des apôtres, reniement de Pierre, crucifixion, premiers témoignages de la résurrection par des femmes…
– une modestie à dire les faits sans (trop) en rajouter : miracles bien en deçà de l’attente messianique ; silence complet sur ce que les évangélistes ignorent, notamment sur l’enfance et surtout, sur le coeur de la foi, sur la résurrection, sur ce qui se passe entre la mise au tombeau et la découverte du tombeau vide…
– des contradictions de détail sur un accord de fond.
Tout cela atteste qu’il s’agit de témoins, et non de faussaires ou d’affabulateurs qui se seraient concertés sur leurs récits. Il en résulte – que l’on soit croyant ou non – que l’on peut affirmer le caractère historique des récits, y compris celui des tentations de Jésus au désert. Mais cette historicité n’est pas seulement celle que spontanément nous considérons comme la seule valable : celle de l’historien ou du journaliste qui relate les faits « exactement » tels qu’ils se sont déroulés.
Le projet des Evangiles est de dire le plus profondément l’identité de Jésus à partir de ce que ses premiers disciples ont vécu avec lui. Cela débouche sur des récits historiques au sens journalistique du terme pour ce qu’ils ont vécu avec lui, mais aussi sur des récits relevant du « plus que nécessaire », de « ce-qui-ne-peut-pas-ne-pas-avoir-eu-lieu », non pas de l’ « exact » mais du « profondément vrai ».
Ainsi, les récits des tentations de Jésus au désert, relèvent de cette nécessité et de cette vérité sur la personne de Jésus, pour dire ensemble :
(1) la capacité qu’avait Jésus de réaliser des miracles, attestant de la venue du Royaume,
(2) l’humilité, la non-violence, le refus du messianisme temporel (qui consiste à faire advenir ce Royaume par ses propres forces), le choix de recevoir sans cesse sa mission de son Père.
Pour rédiger un tel récit, je ne sais si les évangélistes se sont reposés sur le témoignage direct de Jésus – j’en doute, sauf pour le récit primitif en 2 versets chez Marc (Mc 1,12-13 : « Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert. Et dans le désert il resta quarante jours, tenté par Satan. Il vivait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient. »). Je crois plutôt que les évangélistes ont rédigé le détail des tentations, à partir de l’accès priant qu’a le chrétien à l’expérience même du Christ, car ce sont les mêmes tentations qu’il connaît.
Ce que je constate, c’est que la rédaction d’un tel texte pour dire ce qu’a dû vivre Jésus, aboutit à un texte d’une richesse inépuisable sur plein d’autres choses :
– La relecture de l’histoire d’Israël, et en particulier de l’Exode, atteste que les mêmes questions se sont posées pour Israël au désert : l’épisode de la manne (cf. 1ère tentation sur la nourriture), le miracle de l’eau (donnant lieu à un défi lancé à Dieu comme à la 2ème tentation en Mt, ou la 3ème en Lc), l’entrée en Canaan (par la force militaire ou en recevant la terre promise de Dieu comme à la 3ème tentation en Mt, ou la 2ème en Lc).
– Sur la Croix, Jésus a eu à entendre les mêmes 3 tentations, dans les paroles des chefs des prêtres (« Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu ! » Lc 23,35), des soldats (« Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! » Lc 23,37), et du mauvais larron (« N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même, et nous avec ! » Lc 23,39), qui reprennent dans l’ordre inverse les 3 tentations en Lc 4,1-13.
– Les 3 tentations surmontées par Jésus font de lui celui qui réalise parfaitement la triple dimension du premier commandement donné à Israël : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force. » (Dt 6,5)
– Pour d’autres interprétations s’appliquant au chrétien lui-même, lire le livre extraordinaire de Fabrice Hadjadj, « La Foi des démons ou l’athéisme dépassé », Salvador 2009 (http://tinyurl.com/lafoidesdemons), un peu difficile si on n’aime pas la philosophie (!)
C’est aussi cette multiplicité de sens qui me laisse penser que le récit des tentations n’est pas simple invention littéraire, et mais texte inspiré…