Nature humaine 6 (contestée par la condition)

La nature humaine contestée par la notion de condition humaine

1. Approches rationalistes :

Si les approches décrites précédemment visaient à sauvegarder la liberté de la personne contre tout enfermement dans une « nature humaine » conçue comme réduction en lois universelles et rationnelles, d’autres approches s’inspirent d’une définition analogue de la nature humaine pour en tirer des conclusions inverses.

Pour Spinoza, il y a identité de la pensée et de la réalité. De cette approche extrême, on déduit que l’objectif du philosophe, comme de tout homme, est de comprendre la réalité comme ensemble où règne une nécessité absolue, sans contingence, ni liberté. La liberté humaine consiste alors à renoncer à une illusoire liberté, en comprenant le monde et soi-même comme Dieu le comprend. Cette mystique de la raison et de la nécessité rejoint celle née de la Renaissance où l’on parle de « religion naturelle » dans laquelle l’homme et l’Etat se substituent à toute transcendance, et les lois de la nature à toute loi révélée, en s’appliquant d’elles-mêmes quasi mécaniquement [1]. C’est l’optimisme de l’homme humaniste qui découvre de l’extérieur une loi universelle qui le régit et l’oriente « naturellement » – au sens mécanique du terme – vers son bien. La perspective rationaliste considérant que cette loi est accessible de manière purement rationnelle, invite l’homme à exercer sa liberté à la tâche de traduire cette loi universelle en loi positive, s’appliquant à tous les hommes, puisque pré-écrite dans les coeurs humains comme un code tout prêt de Droit, connaissable une fois pour toutes par une raison libérée des coutumes particulières, de l’histoire et de la tradition. La société politique qui s’en déduit sera alors un ordre rationnel parfait. « Une bonne loi est bonne pour tous, comme une proposition vraie est vraie pour tous ». On devine de quels totalitarismes est porteuse cette affirmation de Condorcet !

John Stuart Mill a critiqué dans « Nature » (1874) ce passage trop facile de l’ordre du fait – les lois de nature – à l’ordre du droit – les lois positives [2]. De même, Roland Barthes a vu dans la notion de nature universelle transformée en norme, le « ce-qui-va-de-soi » d’une culture « petite bourgeoise » faisant de la culture d’autrui un phénomène pathologique et anormal.

2. Marx :

En dépit de ces remarques, la réduction rationnelle de l’humain en lois universelles continue d’exercer sa séduction sur l’esprit humain en quête de ce qui conditionne l’homme, au risque de faire disparaître le sujet. Conditionnement économique tout d’abord : pour Marx, « les hommes font librement l’histoire dans des conditions déterminées ». Le pluriel des « hommes » marque non seulement l’universel, mais surtout le rôle mineur du sujet comme relatif à la classe dont il fait partie. Le conditionnement économique est tel que la liberté dont il est question est celle du comportement à adopter en l’absence de choix, puisque, à l’inverse de l’existentialisme qui est une philosophie de l’engagement, l’homme chez Marx n’a pas à s’engager : il est engagé, qu’il le veuille ou non. « Le marxisme n’est qu’une libre participation à une dialectique de la nécessité (…) et libre non certes de la créer ou de l’arrêter, mais de l’agir en quelque sorte en la connaissant ou de la subir en l’ignorant. » (Jean Lacroix) [3] Certes, « dans le communisme, l’intégration de l’individu à la société est telle que liberté individuelle et nécessité sociale coïncideront. » [4] Il y a donc dans le marxisme l’affirmation que l’essence de l’homme ne se réalise que dans une personne communautaire en communion avec les autres. Cependant, l’homme présent, lui, n’est pas encore pleinement homme. La nécessité qui s’exerce sur l’homme dans son histoire par le travail et la lutte des classes, ne pèse que dans la période douloureuse de gestation de cette humanité communiste désaliénée, réconciliée avec elle-même et avec la Nature. En attendant, l’homme concret pré-communiste vit un conditionnement tel que même la compréhension du sens de l’histoire que le marxisme lui donnerait ne lui permet pas de se déterminer ou de se comprendre lui-même, mais tout au plus de comprendre ce qu’il doit faire en fonction de ce qui va lui arriver. En confondant l’homme et son histoire, Marx résout le problème de la norme et du fait en résorbant tout dans le fait : la lutte des classes est un fait. Les valeurs, la culture qui pourraient rendre compte de l’humanité de l’homme d’aujourd’hui ne sont que superstructure idéologique dérivée des conditions de production. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais leur être social qui détermine leur conscience. » L’homme n’a donc pas de nature au sens ontologique, parce qu’il est en gestation et qu’il n’est que ce que sa condition produite par le travail humain détermine. Si l’homme se produit lui-même par le travail humain, il ne se reçoit ni par héritage biologique ou culturel, ni par descendance, ressemblance ou attirance vers une transcendance. Ainsi, considéré de l’intérieur, le marxisme exerce la séduction d’une philosophie qui prétend assurer à la fois la description positive des faits tels que les produit l’histoire et qui ne seraient fonction que des rapports économiques entre des « hommes » qui ne le sont pas encore pleinement, mais aussi une eschatologie qui prévient de questionner l’homme réel d’aujourd’hui sur ce qu’il est, en détournant son aspiration au sens vers cet avenir de l’histoire, cette fin de l’historicité qu’est l’avènement de l’homme nouveau communiste. Dans ce système où chaque génération n’est qu’instrument de progrès pour l’avènement de la génération future, la personne humaine perd toute dignité, sinon celle d’être moyen pour l’avenir et de n’être significative qu’historiquement et qu’en tant qu’individu d’une classe, d’une multitude.

3. Sciences humaines et structuralisme :

Déjà Pascal avait noté que la nature de l’homme peut se considérer soit selon sa fin, « et alors il est grand et incomparable » soit selon la « multitude », c’est à dire en la décrivant à partir d’une moyenne statistique tirée des comportements du grand nombre, « et alors l’homme est abject et vil. » [5]. C’est la tentation des « sciences humaines » dont Michel Foucault décrit la genèse » [6] et qui procèdent d’une approche découvrant la finitude de l’homme, non dans son rapport à l’infini ou à une transcendance qui – seule pourtant – rend compte du mystère de la personne humaine et donc de son impossible connaissance par mode rationnel objectif, mais dans un discours où l’homme, de l’intérieur de sa vie, de son travail, de son langage, se représente la vie, le travail, et le langage comme objets d’un savoir fini [7] : avec Cuvier, Ricardo et Bopp, qui assurent la mutation de la pensée classique de « représentation » (passage de l’histoire naturelle, l’analyse des richesses, et la réflexion sur le langage, à la biologie, l’économie, et la philologie), « l’expérience qui se forme au début du XIXème siècle loge la découverte de la finitude, non plus à l’intérieur de la pensée de l’infini, mais au coeur même de ces contenus qui sont donnés, par un savoir fini, comme les formes concrètes de l’existence finie. » [8] Il y a là un discours de l’homme sur ses propres représentations, dont la circularité n’est pas sans analogie avec celle du Cogito, mais qui procède d’une intention contraire : Descartes s’éprouve comme être dépassant son immédiateté par le dégagement de sa pensée de toute représentation. Le sujet par là même se découvre comme échappant à tout discours sur le monde et a fortiori sur lui même ; conclusion en forme d’aporie, mais qui révèle à l’homme qu’il est mystère. Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss et les structuralistes au contraire épuisent en l’homme par objectivation l’ensemble de ses représentations, y compris celles inconscientes où aurait pu se loger sa part d’inconnaissable. Mais cette objectivation passe par un discours réflexif où, dans la combinaison d’objectivité et de subjectivité présente en l’homme, le sujet aurait la capacité de se regarder lui-même et de réduire toujours davantage la part de subjectivité en lui. L’homme « total », y compris l’inconscient, ce « social subjectivé », pourrait ainsi être dévoilé par la psychanalyse (objectivation du moi subjectif) ou par l’ethnologie structurale (objectivation de l’ « autre » subjectif). Par exemple, en assimilant ce qui est de l’ordre de la nature à ce qui est spontané ou universel, et l’ordre de la culture à ce qui est règle ou norme, Lévi-Strauss voit dans la prohibition de l’inceste, fait et règle à la fois, la seule règle sociale dont le contenu soit universel, obligeant donc les hommes à communiquer et fondant par conséquent le passage de la nature à la culture [9]. Il « met en relief l’aspect de système des diverses dimensions culturelles de la vie humaine, et cherche dans ces systèmes moins la trace du passage de la nature à la culture que l’élément auquel est dévolu le rôle de commutation » [10]. Sa méthode de travail peut être illustrée par son commentaire de la notion de « fait social total » chez Mauss [11] : l’ethnologue en situation d’immersion dans un milieu culturel différent du sien accède à la fois à l’objectivité de l’analyse sociologique extérieure et à la subjectivité de son expérience intérieure. Il réconcilie ces contraires que sont le psychologique et le social en faisant du premier expérimenté individuellement le moyen de vérification du second, dans la mesure où il peut objectiver à l’infini sa propre subjectivité en s’éprouvant lui-même. On pense au vers de Valéry : « je me vois me voyant et me voyant me voir » ! Le problème est que cette démarche, analogue à celle de Hegel [12], relève d’un vice de raisonnement : un passage à la limite abusif dans un discours autoréférentiel.

4. Retour à la nature humaine :

Le structuralisme apparaît ainsi comme un ultime effort d’évacuation du sujet, où celui-ci, constatant l’existence de structures dans le savoir objectif qu’il constitue sur ce qu’il pense de lui-même, pense finalement n’être que l’intersection des systèmes qui l’enserrent et le dépassent, puisque la subjectivité peut être réduite à rien. Au coeur de cette entreprise qui se veut une démystification du sujet et qui aboutit à cette « mort de l’homme » évoquée par Foucault et rappelée par Maurice Clavel [13], il y a la prétention à confondre le sujet s’objectivant et objectivant ses conditionnements, et le produit de son objectivation, alors même que c’est dans cette distance, aussi infime soit-elle du point de vue de l’objectivation rationnelle, que réside le mystère de la personne. Le mérite des sciences humaines, de Marx, de Freud est de mieux circonscrire ce mystère de l’extérieur, en nous épargnant de le chercher là où il n’est pas : il n’est ni dans la dialectique des besoins économiques, ni dans l’activité fabricatrice, ni dans les replis intimes de l’inconscient, ni dans le chatoiement des cultures et des symboles, mais il est ce qui donne justement à chacun de ces aspects de la condition humaine leur coloration proprement humaine. De même qu’ « affirmer l’existence d’une loi naturelle, c’est dire que la conscience humaine est capable de critiquer tout droit positif et qu’en certains cas c’est une obligation » [14], de même la notion de nature humaine demeure, non pas comme le contenu universel de ce qui est objectivable en l’homme, mais comme le rappel que l’homme dépasse toute objectivation, psychologique ou culturelle, et qu’une objectivation de l’homme ou de ses conditionnements – et la culture en est un des plus radicaux – manque sa cible si elle n’ouvre à l’émerveillement devant le mystère de la personne humaine. Comme le rappelle un grand expert en humanité, « le progrès même des cultures montre qu’il existe en l’homme quelque chose qui transcende les cultures. Ce ‘quelque chose’ est précisément la nature de l’homme : cette nature est la mesure de la culture et la condition pour que l’homme ne soit prisonnier d’aucune de ses cultures, mais pour qu’il affirme sa dignité personnelle dans une vie conforme à la vérité profonde de son être. » [15]

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[1] « Cette loi [de nature] est commune à tous les hommes et leur est innée du fait même de leur humanité. C’est elle qui les unit d’un amour réciproque, ignorante de la division, cause et origine de toute haine et des plus grands maux. Elle est une maîtresse qui distingue le juste et l’injuste, le laid du beau. Tout ce qui est bon dans la loi de Moïse ou dans n’importe qu’elle autre, la loi de nature le contient en elle à l’état achevé. » Uriel Da Costa (1585-1640) cité en (1) p. 30.

[2] « En termes kantiens, c’est par un vice de subreption que la norme se trouve résorbée dans le fait. » (11) article « nature et culture », Françoise ARMENGAUD in Encyclopaedia Universalis.

[3] idem (6).

[4] idem (6).

[5] Pensées, Blaise PASCAL, éd. Brunschvicg, n°415.

[6] (8) Les Mots et les Choses, Michel FOUCAULT, NRF, 1966.

[7] « les sciences humaines ne sont pas analyse de ce que l’homme est par nature mais plutôt analyse qui s’étend entre ce que l’homme est en sa positivité (être vivant, travaillant, parlant) et ce qui permet à ce même être de savoir (ou de chercher à savoir) ce que c’est que la vie, en quoi consistent l’essence du travail et ses lois, et de quelle manière il peut parler. » (8) p. 364.

[8] idem (8), p. 327.

[9] Les structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss, 1948.

[10] Françoise Armengaud, cf. (11).

[11] (12) Sociologie et Anthropologie, Marcel MAUSS, PUF, 7ème éd. 1980, introduction de Claude LEVI-STRAUSS.

[12] voir citation plus haut.

[13] « [l’homme] meurt, comme nous l’avait annoncé Nietzsche, comme nous le confirment nos anthropologies qui partout ont dissous ou débusqué le sujet, ne nous laissant plus même la ressource de dire ‘je’ avec un semblant de fondement. » Maurice CLAVEL, (13) Dieu est Dieu, nom de Dieu !, Grasset, 1976. Clavel décrit là l’individu humain d’occident qui, collectivement, par choix culturel, a cru devoir et pouvoir tuer Dieu en lui, se produire en s’incorporant au monde et s’attribuer la source de toute vérité : cet « homme » là finit par s’écoeurer lui-même, se perdre à son vide et mourir.

[14] (14) L’esprit de la loi, André MANARANCHE, Seuil, 1977, p. 152.

[15] (15) encyclique Veritatis Splendor, Jean-Paul II, n°53

 

 

 

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